Avec la pandémie de Covid-19 qui touche la planète s’ouvre une grande période d’incertitude pour le sport, à laquelle la voile de compétition n’échappe pas. Quels seront les impacts sur la discipline à court et moyen terme ? Quels changements de modèles économiques s’annoncent-ils ? Comment les courses doivent-elles se transformer ? Quels vont être les comportements des sponsors ?
Pour essayer de mieux comprendre ces nouveaux enjeux, Tip & Shaft a lancé une série de grands entretiens autour du futur des courses à la voile. Cinquième invité, l’Irlandais Stewart Hosford, qui, après avoir travaillé dans la banque, a pris la direction en 2010 d’Alex Thomson Racing, qu’il a quitté l’an dernier pour devenir CEO d’Origin Sports Group, la société de marketing sportif dirigée par Sir Keith Mills.
Stewart, avant le confinement, vous parcouriez le monde pour regarder différents événements et perspectives d’investissement pour Origin Sports Group, avez-vous vu des opportunités ?
La réalité est que le sport résiste incroyablement bien aux grandes crises financières. Nous avons vu le sport continuer à se développer et à s’étendre, je pense que le sport est incroyablement résistant d’un point de vue financier, il n’est en revanche pas résistant aux mesures visant à restreindre le nombre de spectateurs, donc je pense que le sport va absolument changer. J’ai ainsi vu beaucoup plus de cas d’investissements dans l’e-sport arriver sur mon bureau. Je dois dire que, pour la première fois, j’ai moi-même participé à de nombreuses régates virtuelles avec mon club de voile local, ce que je n’aurais jamais pensé faire, et j’ai trouvé ça assez amusant. Au lieu de notre course du lundi soir sur la rivière [à Cork, NDLR], nous l’avons fait sur Virtual Regatta, ce qui a été en fait très agréable pour rassembler les gens. Maintenant, je ne pense pas que quiconque dans le sport puisse aujourd’hui, vraiment faire un business plan sensé, mais ce que je sais, c’est qu’il y a beaucoup d’argent à investir dans le sport dans le monde et je pense que les gens sont vraiment actifs et regardent quelles sont les opportunités.
Y a-t-il des endroits en particulier où les gens sont prêts à investir ?
Ça vient du monde entier. J’ai des discussions avec des gens de Singapour, d’Afrique du Sud, d’Australie, il y aussi beaucoup d’investissements américains, à la recherche de très bons actifs dans le sport et avec une vision à long terme. Dans le sport, il faut avoir une vision à long terme, mais s’il existe de bons business avec de bonnes équipes managériales et de bonnes finances, les gens s’y intéresseront, c’est certain.
Dans ce contexte, quelle était la place de la voile, avant que la crise du Covid n’arrive ?
Je pensais qu’elle était plutôt en bonne santé, je sais, pour l’avoir « vendue » pendant longtemps, que la course au large offre quelque chose de complètement différent. Et maintenant que j’ai quitté la direction d’une équipe de course au large, j’ai une vision plus large.
“La voile a toujours été une activité difficile à vendre”
Et comment cette vision a-t-elle évolué ?
Mon point de vue a changé dans la mesure où, lorsque l’on considère le sport de manière plus générale et que l’on voit les packages médiatiques qu’offre le sport, qu’il s’agisse de football, de golf ou de Formule 1, on dispose d’une sorte de base pour vendre du sponsoring. Lorsque vous regardez ces sports de près, vous constatez que 60 à 70 % de la valeur du sponsoring est placée sur la valeur médiatique, le delta restant tient à ce qui est unique dans le produit que vous vendez. Et à ce titre, je pense que le sponsoring voile propose l’une des meilleures activations au monde, simplement parce que comme vous ne pouvez pas avoir le retour médiatique d’une équipe de F1 ou d’un club de football, vous devez être créatifs. Sinon les retours seront toujours limités, car le coût sera toujours difficile à vendre. Maintenant, la voile a toujours été une activité difficile à vendre et je pense que cela va devenir encore plus difficile à l’avenir, j’ai l’impression que le marché du sponsoring est quasiment fermé en ce moment, personne n’est vraiment intéressé à parler de sponsoring
Cela touche-t-il le sponsoring en général aussi bien que la voile ?
Oui, bien sûr. Maintenant, je pense qu’il y aura un moment où, si vous avez quelque chose de vraiment intéressant à vendre, il y aura des opportunités, il y a des entreprises qui se portent plutôt bien. Aujourd’hui, elles ne sont pas intéressées pour vous parler, mais dans six mois, en supposant que la situation se soit stabilisée, elles le seront. La réalité, c’est que si ce que vous vendez a une certaine valeur, en fin de compte, ça se vendra. Prenez le Vendée Globe et certaines des équipes qui y participent, ça a de la valeur parce que la course est très suivie, c’est une histoire unique à vendre.
“Ça serait vraiment dommage de reporter aussi le Vendée Globe
pour la simple raison qu’il ne peut y avoir de village de course”
Que doit faire la course au large ? Doit-elle délivrer de nouveaux messages ?
Cette question est l’occasion pour moi de commenter les débats sur le fait que le Vendée Globe doive avoir lieu ou pas, parce que c’est lié. Je pense que la course au large doit montrer qu’elle est capable de faire ce qui est marqué sur la boîte, en quelque sorte. Ça me fait sourire, mais pour moi, le Vendée Globe est le nec plus ultra de la distanciation sociale et de l’isolation. Le reporter d’un an signifie qu’il se retrouverait en confrontation avec tous les autres sports qui ont eux-mêmes déjà été reportés, et je pense qu’il y aura d’autres reports – je serais ainsi surpris que la Ryder Cup ait lieu en septembre, même si ce n’est que mon opinion. Tout ça pour dire que quand vous voyez l’Euro de football, les Jeux Olympiques, peut-être la Ryder Cup, reportés d’un an, ça serait vraiment dommage de reporter aussi le Vendée Globe pour la simple raison qu’il ne peut y avoir de village de course. Bien sûr que c’est important et que ce serait dommage de se passer de cet aspect, mais le Vendée Globe, ce n’est pas qu’un village de course, c’est bien plus que ça. Je pense que n’importe quel fan du Vendée Globe ne comprendra pas pourquoi une course dont les participants naviguent en solitaire sur les océans et peuvent se tenir à l’écart de la foule ne pourrait pas avoir lieu. Ça nous ramène à votre question « que doit-on faire ? ». Il faut montrer que la course au large est capable de continuer, parce que je pense que si elle y arrive, elle se différentiera un peu. Alors que si elle ne fait que reporter, elle se fera du tort à elle-même, d’autant qu’elle n’a pas besoin de le faire, surtout pour la course au large en solitaire.
Donc vous pensez que c’est essentiel que le Vendée Globe se courre cette année ?
Oui, et s’ils y parviennent, ça leur permettra de se démarquer et ça sera une course fantastique. C’est la même chose pour la Solitaire du Figaro, s’ils peuvent le faire, il faut qu’ils le fassent, je pense que c’est l’opportunité pour la course au large de jouer un rôle de leader et de différenciateur. C’est un des sports les plus durs du monde, il doit se démarquer, j’en suis fermement convaincu. Des sponsors sont engagés sur ce Vendée Globe 2020, si vous le reportez, des failles apparaîtront dans le modèle et c’est une mauvaise chose. Je pense qu’il va y a de grandes histoires à raconter et que les sponsors vont avoir un formidable retour sur investissement de la course en elle-même cette année, si elle a lieu. La situation que je vois aujourd’hui, c’est qu’on ne peut pas s’attendre à voir des foules importantes sur les événements sportifs, il y aura moins de gens, mais qui dépenseront plus. C’est comme dans le magasin du coin, vous demandez au propriétaire comment il fait pendant cette période, il répond qu’il y a moins de clients mais qu’ils dépensent plus. Je pense que dans des domaines comme le tourisme, les loisirs et le sport, vous allez vous retrouver avec des foules beaucoup plus restreintes pendant un certain temps, mais avec des gens qui vont dépenser plus d’argent et je pense que c’est ainsi que tous les événements sportifs doivent être considérés.
“Les deux marques dominantes au cours des deux prochaines décennies
seront le Vendée Globe et la Coupe de l’America”
Quelle est selon vous la valeur offerte par The Ocean Race ?
Je ne suis plus très connecté au sujet, mais pour vous donner un avis honnête, je pense que l’épreuve n’est pas en très bon état. Aujourd’hui, je n’ai pas vu beaucoup d’équipes Imoca s’engager dans la course qui aura lieu l’année prochaine, j’ai entendu parler de projets en VO65, mais je vois aussi dans Seahorse [le magazine de voile, NDLR] qu’il y a des bateaux à vendre. Donc je serais extrêmement inquiet quant à sa capacité à avancer de manière significative. Pour avoir dirigé une équipe IMOCA pendant un certain temps, il me semble qu’il y ait une grande divergence entre la stratégie d’inclure les Imoca dans The Ocean Race et celle faire un parcours étendu avec beaucoup d’étapes. Selon moi, ces deux stratégies s’excluent. Si vous voulez dix étapes en passant par des stops à la Réunion et en Asie, vous n’auriez jamais dû passer un accord avec l’Imoca. Si vous voulez le faire en Imoca et convaincre des équipes de participer, vous devez faire cinq ou six escales simples, avec une sorte de parcours du Vendée Globe. Dix arrêts et une course de neuf mois, ça ne va jamais rentrer dans le budget ou le calendrier d’un sponsor Imoca. Ça m’a semblé clair comme de l’eau de roche – et j’ai participé à certaines des premières discussions – que l’IMOCA était la bonne solution pour The Ocean Race – et je continue à le penser -, mais il aurait fallu une grande course de cinq ou six mois avec cinq ou six étapes et un coût logistique relativement faible, je pense qu’un tel format aurait été formidable.
Comment voyez-vous l’avenir de la voile à moyen et long terme ?
Je pense que nous allons traverser une période difficile, ça ne fait pas de doute. Je suis économiste de formation, et pour moi, c’est clair que ça ne va pas être bon pour l’Europe, parce que les Etats-Unis, la Chine et l’Asie vont sortir de là en montrant les dents, en faisant preuve de moins de sentiments. L’Europe a plus une sensibilité démocratique et sociale et sera du coup plus prudente, avec plus de restrictions, nous étions déjà en train de nous faire presser par les Etats-Unis et la Chine, je pense que ça va juste rendre les choses encore plus difficiles. Je pense donc que l’Europe va devoir lutter dans les années à venir, et inévitablement, comme en 2008, et comme nous l’avions vu sur le Vendée Globe, ça va avoir des conséquences pour le sponsoring et le sport en Europe. Pour moi, c’est assez clair maintenant que les deux marques dans la voile qui auront l’occasion de dominer ce sport au cours des deux prochaines décennies seront le Vendée Globe et la Coupe de l’America. Ce sont les marques que les gens connaissent, elles ont du succès, des audiences, quelque chose d’unique et d’historique, et je pense que ça va continuer.
Qu’en est-il de l’évolution de l’America’s Cup à long terme : doit-elle continuer ne s’offrir qu’aux très riches ou essayer de devenir plus populaire ?
J’aime toujours voir la Coupe de l’America évoluer. Je pense que les bateaux sont « épiques », fous, et que quand les gens les regarderont au printemps prochain, c’est ce qu’ils se diront, parce que c’est vraiment de cela qu’il s’agit avec la Coupe. C’est dommage que les World Series aient été annulées cette année à cause du Covid car les gens auraient été époustouflés en voyant ces bateaux à Portsmouth en juin. Tout le monde, même les participants à la Coupe, voudrait qu’elle attire plus d’équipes et plus de voile, mais la Coupe propose quelque chose d’unique dans le sport, et je pense que ça va continuer, elle survivra à toute récession ou pandémie.
Photo : Alex Thomson Racing