Avec la pandémie de Covid-19 qui touche la planète s’ouvre une grande période d’incertitude pour le sport, à laquelle la voile de compétition n’échappe pas. Quels seront les impacts sur la discipline à court et à moyen terme ? Quels changements de modèles économiques s’annoncent ? Comment les courses doivent-elles se transformer ? Quels vont être les comportements des sponsors ?
Pour essayer de mieux comprendre ces nouveaux enjeux, Tip & Shaft a lancé une série de grands entretiens autour du futur des courses à la voile. La parole est à l’architecte Vincent Lauriot-Prévost, co-fondateur avec Marc Van Peteghem du cabinet VPLP, qui a dessiné trois des huit nouveaux bateaux construits pour le Vendée Globe 2020 (Charal, Hugo Boss et DMG Mori), ainsi que les deux futurs trimarans Ultim, actuellement en cours de construction pour Macif et le team Banque Populaire.
Que t’inspire l’arrêt du partenariat entre Macif et le programme Ultim de François Gabart ?
Je suis forcément assez déçu parce que ça met un peu de difficultés dans son projet d’exploitation du nouveau bateau, mais j’ai bon espoir qu’une personne comme François et un nouveau projet comme celui-là intéressent d’autres partenaires. Je me souviens que lorsque Groupama a décidé d’arrêter après quinze ans de partenariat avec Franck, c’était un peu la même chose, mais je crois que ces marins rebondissent après des affaires comme celle-là.
Es-tu inquiet pour le devenir du circuit des Ultimes ?
Cette classe est jeune, montée par quatre partenaires qui essaient d’en attirer de nouveaux, elle n’a pas encore vraiment eu l’occasion de s’exprimer, à part sur Brest Atlantiques qui a été un galop d’essai, tout le reste a quand même été assez lent au démarrage. Le retrait de Macif va forcément l’affaiblir, même chose pour le départ de Gitana, mais les bateaux existent et sont suffisamment exceptionnels pour attirer l’attention. Il n’existe pas beaucoup de machines dans le monde qui peuvent offrir une telle plateforme de 32 mètres sur 23 qui vole, bientôt asservie, ce sont quand même des bateaux d’avenir et des vitrines incroyables. Après, je pense que leur fragilité provient du fait que cette classe manque de diversité dans les partenaires et de nouveaux entrants, notamment étrangers.
ENCORE EN STAGE D’OBSERVATION”
C’est toujours difficile de faire prendre une mayonnaise quand on n’a pas tous les ingrédients au départ ; en l’occurrence, il manque des courses et des expériences avec ces bateaux qui puissent vraiment sécuriser de nouveaux entrants. On a pourtant eu plusieurs contacts avec des étrangers qui se sont intéressés à de tels projets et avaient des partenaires, des propriétaires qui font la Caribbean 600 sont venus naviguer sur le bateau [Macif] et se sont intéressés à l’achat, mais je pense que cette classe est encore un peu en stage d’observation, les gens regardent avant de se lancer. Le démarrage de la dernière Route du Rhum a quand même été assez violent, le report du programme qui en a découlé a été déstabilisant, Brest Atlantiques a montré qu’on pouvait faire le tour de l’Atlantique en y laissant quelques plumes, et la période que l’on vit aujourd’hui n’est forcément pas propice avec l’annulation d’une partie du programme.Quel est l’impact de cette période sur le cabinet VPLP ?
Il est réel, parce que plusieurs projets ajournés pourraient être annulés : un projet de Multi50, un appel à projet pour un gros monocoque de course, un catamaran de croisière de 45 mètres dont le client a ajourné les études et le lancement, mais j’ai bon espoir que ce ne soient pas des annulations. C’est une baisse d’activité, nous avons donc des gens en chômage partiel. Après, une année de Vendée Globe n’est jamais très prolifique, ça revient plutôt dans les six mois qui suivent l’arrivée du Vendée Globe et j’espère que l’exemple de Jérémie Beyou et de Charal va montrer qu’il ne faut pas attendre le dernier moment pour lancer la construction d’un bateau. A côté de ça, on a finalement la chance d’avoir une activité assez diversifiée : on fait des bateaux de croisière, de série aussi, des bateaux qui étaient pré-vendus et livrables d’ici 6-18 mois. Nous avons notre activité dans le transport maritime, et dans ce domaine, les directives pour décarboner n’ont pas changé, au contraire, donc l’intérêt des armateurs pour ce qu’on fait est encore réel.Cherchez-vous également à vous diversifier en tenant de pénétrer le marché très anglo-saxon, de la voile de propriétaires, type J Class, 52 Super Series, Maxi, comme vous l’aviez fait avec Comanche ?
C’est un marché qui n’est pas facile à pénétrer. C’est vrai qu’on aurait pu s’attendre à ce que Comanche soit une carte de visite plus percutante, même si, quand on regarde de près, il n’y a pas eu de nouveaux 100 pieds sortis depuis. Dans les autres séries où il y a des architectes en place, c’est un peu comme nous, quand on est en place, on ne laisse pas beaucoup d’air à ceux qui veulent rentrer (sourire). Les 52 Super Series par exemple, il y a une vraie chasse gardée avec deux architectes (Botin Parteners et Judel/Vrolijk) qui ne sont pas prêts à laisser une porte entrouverte. Mais on commence quand même à se positionner sur des projets de bateaux de propriétaires qui ont des programmes genre Giraglia, Middle Sea Race, Fastnet, semaine de Palma, mais il faut trouver la porte d’entrée. On a récemment fait un projet pour un monocoque de 80 pieds pour un propriétaire italien : nous n’avons a priori pas été retenus, mais ce type de projet nous convient bien, parce que ce sont des propriétaires qui s’intéressent aux « line honours » – le classement en temps réel – et notre image, qui est de faire des bateaux qui vont vite au détriment de coefficients IRC favorables, peut être un atout pour nous.
PAR DE NOUVEAUX ENTRANTS, SAUF HUGO BOSS”
Avec la crise économique qui s’annonce, es-tu inquiet pour la course au large « à la française », c’est-à-dire soutenue par des partenaires commerciaux ?
J’essaie d’être pragmatique et de ne pas aller dans le sens de la dramatisation de la situation. Et je me souviens de ce qui s’est passé avant : il y a huit ans à l’arrivée du Vendée Globe, nous étions incapables de savoir si on allait faire un bateau neuf, parce qu’il devait y avoir une nouvelle jauge qui faisait qu’on ne savait pas si les nouveaux Imoca allaient être plus performants que les anciens. C’était un peu la panique et, finalement, on a fait six bateaux. Quand on dit aujourd’hui qu’il n’y aura pas de bateaux à venir pour le prochain Vendée Globe, je me souviens qu’il y a quatre ans, on pouvait se dire que la classe Imoca était désertée par ses gros sponsors comme Gitana, Safran, Saint-Michel… Ils se sont certes arrêtés, mais sont arrivés Charal, Corum, L’Occitane, etc. Si bien que les bateaux neufs sont tous, à l’exception de Hugo Boss, de nouveaux entrants. Aujourd’hui, j’ai plus que bon espoir que le prochain Vendée Globe parte, ce sera l’un des seuls événements sportifs majeurs de l’année 2020 qui aura lieu, c’est l’occasion de montrer que la voile porte des valeurs qui résistent. On va avoir plus de 70 jours de course à exploiter, il y a une belle carte à jouer. Si on ne montre pas à cette occasion que la voile est un super support, fiable, et qui passe les orages, on passera à côté de quelque chose. La situation a été dure pour les marins parce qu’ils n’ont pas navigué, mais je trouve que leur horizon s’éclaircit beaucoup plus vite que dans d’autres disciplines sportives.
La période est propice aux réflexions sur le rôle environnemental de la course au large, ces thématiques vous concernent-elles chez VPLP ?
Oui, ça ne date pas d’aujourd’hui, cela fait des années qu’on est sur ces sujets, notamment dans tout ce qu’on fait pour le transport maritime. Nous avons aussi une personne chez nous qui suit les mouvements comme La Vague ou les discussions au sein de la classe Imoca. Mais ce que je pense, c’est qu’il faut aborder ça de manière pragmatique, c’est-à-dire mettre nos capacités de réflexion sur des projets qui existent et pas forcément dans de l’abstrait et les intentions, je pense que c’est en faisant qu’on va avancer.
Justement, comment avancer et faire en sorte que les bateaux de course au large soient moins impactants d’un point de vue écologique ?
Je pense qu’il faut d’abord savoir de quoi on parle et donc faire cette fameuse analyse du cycle de vie pour tel type de bateau et tel type de programme. Une fois qu’on aura fait ça, on pourra se focaliser sur les éléments importants. Aujourd’hui, on peut bien sûr faire une table à cartes en lin ou une barre franche en fibres de jute, mais, c’est un peu de l’image. Si on veut aller plus loin, il faut parfaire nos connaissances, donc apprendre avant d’exploiter. On parle quand même de course, et quand on veut faire une course, on veut la gagner ; je ne suis pas sûr qu’on trouvera aujourd’hui quelqu’un qui, avec un objectif de victoire, acceptera de faire seul des concessions pour une question d’image. Quand je vois que des gens disent qu’il faut tout changer et que ça ne peut pas aller comme avant, je veux bien, mais si on prend le problème de manière globale, il faut dans ce cas accepter de ne plus voir 200 semi-rigides de 400 chevaux sur l’eau qui filent à 25 nœuds au départ d’une course, limiter les déplacements en avion, les transports de containers, l’énergie que l’on dépense à envoyer des images et à faire des heures et des heures de communications… Et qu’est-ce qu’on voit dans les villages le lendemain matin du départ d’une course ? Des tonnes de goodies dans les caniveaux et dans les bassins, à quoi ça rime ? Un mec comme Francis Joyon est clair dans sa tête par rapport à ça, il commence par dire « je vais consommer moins », il ne se dit pas comment consommer autant avec des trucs plus propres.
TOUT LE MONDE EST GAGNANT”
La course au large est-elle selon toi utile à la société ?
Oui, c’est grâce aux bateaux de course et particulièrement aux bateaux Open qu’on progresse. Si on fait du « one design » peut-être que c’est plus économique dans un premier temps, mais quand, dans un second temps, on va vouloir transposer sur de l’utilisation de masse, on sera complètement bloqués. Le laboratoire de la course au large n’est peut-être pas exemplaire mais, elle permet de concevoir des innovations utiles. Aujourd’hui, quand on fait des foils, c’est pour aller le plus vite possible ; quand on les transfère sur le projet de bateaux à passagers sur lequel nous travaillons, c’est pour concurrencer l’avion ou l’hélicoptère, donner du confort au passager et chercher la consommation minimum. C’est une transposition d’un concept dédié à 100% à la performance vers d’autres usages. Les ailes sur le transport maritime, c’est exactement pareil : elles ont été conçues au début pour la Coupe de l’America, elles sont transposées dans le transport maritime pour faire des économies d’énergie. Et ça va continuer avec d’autres innovations, comme les systèmes d’asservissement et de réglages automatiques, les sonars horizontaux légers et de faible consommation pour détecter les obstacles, actuellement testés sur les Imoca et les Ultims… Si elles débouchent sur une utilisation vertueuse, tout le monde est gagnant.
A propos de Coupe de l’America, penses-tu que l’on verra plus tard des bateaux de ce type naviguer sur d’autres compétitions ?
J’attends de voir, mais je pense qu’à un moment, un bateau, ça se doit d’être fiable dans son alignement. Là, ce qui me fait un peu peur, c’est que la stabilité des AC75 provient de la vitesse et que sans vitesse, ils ne sont pas stables. Peut-être que demain, on aura trouvé des systèmes qui font que ce risque de tomber sur le flanc est moins envisageable, mais je ne pense pas qu’on fera des bateaux de propriétaires comme ça, ce n’est pas non plus très raisonnable pour de la course au large.
Quelle est du coup leur utilité, si ce n’est de satisfaire les envies de quelques milliardaires ?
On ne va sans doute pas beaucoup décliner le concept, mais s’il ne sert pas, il y aura sûrement beaucoup d’enseignements à tirer de tous les travaux qui auront été faits autour de son utilisation. Et au niveau du gréement et des plans de voilures par exemple, ça peut donner des voies de développement.