Sept mois et demi après la mise à l’eau de son nouveau Sodebo Ultim 3, Thomas Coville, accompagné du fidèle Jean-Luc Nélias, s’élancera le 3 novembre sur Brest Atlantiques, nouvelle course de 14 000 milles réservée à la classe Ultim 32/23. L’occasion pour Tip & Shaft d’échanger avec lui à deux semaines du départ.
Sodebo Ultim 3 a été mis à l’eau en mars dernier ; sept mois après, le comportement et les performances du bateau sont-elles conformes à ce que tu attendais ?
Quand tu mets un bateau comme celui-là, un peu, voire très audacieux, tu as plein d’interrogations : est-ce que j’ai eu raison de faire quelque chose de très différent ? Est-ce que le fait d’avoir fait un projet très collaboratif avec plusieurs personnes autour de la table, ce n’était pas trop ambitieux ? Aujourd’hui, je suis rassuré parce que nous avons réussi à naviguer quasiment 100 jours, ce qui est beaucoup pour un nouveau bateau, et qu‘il est très sain. Après, je ne cacherais pas que les conditions de vie à bord sont compliquées : le vol est quelque chose qu’on découvre et qui donne des mouvements parasites en Z qu’il faut apprendre à dominer. Je pense que le plan porteur de dérive, que nous aurons l’année prochaine, va nous aider à stabiliser le bateau qui peut être assez violent dans de la mer et me fait dire qu’il n’a rien de comparable avec tout ce que j’ai connu avant. Ce qui est certain, c’est que le potentiel est énorme et qu’on n’en est qu’à 70% de l’utilisation du bateau aujourd’hui par rapport à la version finale.
Ce plan porteur de dérive, pourquoi ne l’avoir pas mis d’entrée ?
Je regrette finalement de ne pas l’avoir fait pour avoir un vol intégral de la coque centrale et des flotteurs en même temps, mais c’était un choix lié au fait qu’au début, on devait faire un tour du monde en solo dès la première année [Brest Oceans prévu à l’origine en décembre 2019, reporté à 2023, NDLR]. C’était une échéance très engagée qui nous a poussés à être sages. Après, vu la vitesse à laquelle on a réussi à mettre le bateau au point, j’aurais été content de l’avoir plus tôt. J’ai voulu être conservateur pour respecter une échéance, j’ai peut-être été trop timoré sur ce dossier, à l’inverse d’ailleurs de tout le reste du bateau qui est très engagé. Maintenant, on l’aura l’année prochaine puisqu’il est en construction et ce sera d’autant plus intéressant que comme on a un centrage des masses très poussé, il va se positionner juste au centre de gravité.
Cette absence te fait perdre combien en termes de performances ?
Aujourd’hui, on évalue le gain à 3-4 nœuds quand on fait décoller le flotteur, je pense que ça sera la même chose, de l’ordre de 10-15% de vitesse quand on fera décoller la coque centrale et qu’on la stabilisera en vol.
Le choix du cockpit à l’avant du mât est-il validé d’un point de vue ergonomie ?
Oui, le fait de barrer devant le mât est plutôt plus confortable, et quand on est à la manœuvre au niveau du pied de mât, comme on est très proches du centre de gravité, on ne bouge presque pas, au point que quand le bateau gîte, on ne le ressent quasiment pas jusqu’à 20 degrés.
Es-tu satisfait des foils ? Et as-tu prévu une éventuelle V2 à terme ?
Oui, je suis très content de leur position sur le bateau, qui n’est jamais facile à déterminer, de leur forme et de leur taille. Le bateau décolle avec très peu d’énergie et très peu d’angle, le flotteur vole dès 20-21 nœuds de vitesse et on arrive à en avoir un contrôle assez étonnant. Il ne nous a, jusqu’à présent, jamais pris en défaut, il n’est pas parti à l’abattée ni au lof, on est très équilibré en plan de voilures et on n’a jamais pris les appendices en flagrant délit de cavitation. Donc tout est comme prévu sur le papier, je suis très soulagé. Aujourd’hui, on n’a pas besoin d’une V2 de foils.
As-tu beaucoup cassé en sept mois ?
Non, on a abîmé un safran au tout début pour un montage mécanique, mais c’était une erreur humaine ; on a touché la dérive en septembre, mais on a mis en place des écréteurs derrière chaque appendice qui sont des sortes d’amortisseurs pour absorber les chocs, ça nous a permis de ne pas trop l’abîmer et de la réparer en trois semaines. Sinon, en dehors de quelques hublots qui ont fui au niveau de l’habitacle, le plan de pont n’a pas changé et nous n’avons pas eu de problèmes de structure. Aujourd’hui, sur nos projets, on a des routines d’investigation et de suivi (rapports de structure et de perf après chaque navigation, systèmes d’alertes…) qui n’ont pas grand-chose à envier à certains circuits comme SailGP ou autres et permettent a priori de prévenir certaines casses.
Que t’inspirent les autres bateaux qui participeront à Brest Atlantiques, et notamment ceux qui, a priori, sont les plus rapides, le Maxi Edmond de Rothschild et Macif ?
Gitana profite de trois années de mise au point et d’un team qui a beaucoup travaillé, ce qui fait qu’ils arrivent quasiment à maturité du projet, avec un bateau volant quasiment intégralement. Il est très puissant, nécessite beaucoup d’énergie, il est aussi très inspirant : j’avoue que j’apprends tous les jours de ce bateau, alors que je n’avais pas tout compris du dessin lorsqu’ils l’avaient mis à l’eau. Je pense que c’est aujourd’hui le bateau le plus performant dans cette version volante. Pour Macif, qui a été longtemps en concurrence avec nous sur le précédent bateau, je pense qu’ils ont extrêmement bien exploité un timing de mise au point idéal, je suis très impressionné par la maturité rapide qu’a eue ce bateau, la capacité de François et de son bureau d’études à le faire évoluer jusqu’au niveau et à la polyvalence qu’il a aujourd’hui. Il demande moins énergie même s’il est très aérien, c’est celui qui a eu la plus belle progression et est le plus proche du nôtre : même si notre concept est un peu différent, on a voulu aussi tendre vers un bateau plutôt léger et facile à manœuvrer. Par contre, dans un mode volant intégral, il est un cran en-dessous en termes de puissance par rapport à Gitana.
Où situe Sodebo Ultim 3 par rapport à cette concurrence ?
On se situe derrière, parce que nous sommes en pleine mise au point, par contre, nous avons un très gros potentiel à venir. Dans certaines conditions, nous sommes déjà à leur niveau, voire parfois un peu plus rapides, et assez vite, j’espère, on sera capables de jouer à armes égales. Je pense, en plus, que plus les équipages sont réduits, plus les potentiels des bateaux se lissent dans leur exploitation. Et c’est là, je pense, que le duo d’Actual Leader, Yves Le Blévec-Alex Pella, a une bonne carte à jouer : ils se sont bien trouvés, pour reprendre l’expression d’Armel (Le Cléac’h), ce seront deux bons chacals. D’autant qu’aujourd’hui, aucun bateau ne sait où il se situe en termes de fiabilité sur une course aussi longue. Donc plus les bateaux sont complexes, plus ils s’exposent ; c’est la carte qu’avait jouée Francis Joyon sur la Route du Rhum, et il a eu raison.
Brest Atlantiques arrive-t-elle au bon moment pour ton bateau ?
Oui, elle arrive pile au bon moment. C’est la première fois qu’avec Sodebo nous sommes vraiment dans un bon timing à la fois technique et sportif – parce que le rétro-planning a changé par rapport à ce qui était prévu. En général sur ce genre de projet, on court toujours derrière le temps en terme de mise au point, c’est moins le cas aujourd’hui.
As-tu l’impression que la classe Ultim 32/23 joue gros sur cette course ?
Oui, on jouera gros à chaque fois, il ne faut pas se leurrer. Mais j’ai l’impression que nous avons tiré pas mal de leçons de la Route du Rhum et qu’on a progressé ensemble, on échange beaucoup entre nous. C’est important, parce que, comme on joue effectivement gros à chaque course, on a intérêt à se serrer les coudes sur beaucoup de sujets, on est tous inter-dépendants les uns des autres. On a tous envie de gagner, mais la victoire ne sera belle que si on est nombreux au départ et à l’arrivée.
Pour la première fois, vous embarquez un media man, comment accueilles-tu cette nouveauté ?
On n’était pas d’accord sur le sujet, Jean-Luc et moi : il n’y était pas très favorable, alors que je l’étais, ce qui n’aurait pas été le cas si cela avait été une course en solo. Pour l’avoir vécu sur la Volvo avec Yann Riou, ça m’a paru évident qu’il a été un élément décisif de notre victoire : sans toucher une seule fois à un bout, il apportait par son œil, son recul, les relations qu’il avait nouées avec Franck (Cammas). Aujourd’hui, pour moi, le media man n’affecte en rien l’intérêt sportif de la course, il ne fait au contraire que créer de la plus-value et sert tout le monde, d’autant que sur nos bateaux aujourd’hui, ça devient difficile de faire autre chose que de les faire marcher à fond.
Il faut donc bien choisir son media man…
C’est clair ! Nous, avec Jean-Luc, on a choisi un mec, Martin Keruzoré, en raison de son profil, de son son charisme, de son attitude, du fait aussi qu’il soit un athlète.
Parlons du Team Sodebo : as-tu vocation à le développer comme le fait un peu MerConcept ?
Aujourd’hui, sur cette année de mise au point, nous sommes vingt salariés, avec un objectif qui est en priorité de rester concentrés sur notre bateau. Par contre, on souhaite que les marins qui viennent naviguer avec nous (Quentin Delapierre, Sam Goodchild, Thomas Rouxel, Matthieu Vandamme…), nous décrivent leur monde idéal et ce qu’ils cherchent à développer en dehors de Sodebo, pour voir comment on peut faire en sorte de les aider dans leurs projets personnels. Ce n’est pas intégré au groupe comme dans un MerConcept qui me paraîtrait trop lourd à porter pour nous et trop coûteux, mais ça en a certaines similitudes en termes de collectif et de vivier.
Finissons par la suite du programme, quelles évolutions as-tu prévues sur Sodebo Ultim 3 et quel sera ton programme en 2020 ?
On a identifié dix projets majeurs pour le bateau en 2020, dont les nouveaux plans porteurs de dérive et de safran central, ceux des safrans de flotteurs vont aussi sans doute évoluer. Les autres projets restent pour l’instant confidentiels. Pour ce qui est du programme, on va faire The Transat en solitaire, ensuite, on envisage de continuer à mettre le bateau au point en équipage, en faisant un retour de l’Atlantique et un Jules-Verne l’hiver 2020-2021.
Photo : Eloi Stichelbaut/Team Sodebo Voile