Plus d’un mois après le départ de Brest, le leader de l’Arkea Ultim Challenge-Brest a franchi le cap Horn et ses quatre poursuivants continuent d’avancer malgré les humeurs changeantes du Grand Sud. Pour analyser la cinquième semaine, Tip & Shaft a interrogé Thomas Rouxel, membre de la cellule de routage de Sodebo Ultim 3, Xavier Guilbaud, architecte associé de VPLP Design, et Jean-François Cuzon, PDG de Pixel sur Mer, spécialiste de l’électronique embarquée et ancien coureur.
Il y avait comme un soulagement à voir le premier bateau franchir, mardi 6 février, le cap Horn de jour, sous J2, dans des conditions idylliques immortalisées par les caméras. Ce passage symbolique se sera pourtant fait désirer pour Charles Caudrelier, obligé de se mettre à l’arrêt durant 48 heures puis d’avancer péniblement dans une mer très formée. “La fenêtre a été très dure à trouver dans cette zone de compression énorme, avec un enchaînement de dépressions et la détection de glaces au niveau du cap Horn”, confirme le navigateur Thomas Rouxel, qui y voit “la première grosse accumulation de difficultés pour Gitana, jusque-là plutôt épargné”.
L’accalmie du Horn aura d’ailleurs été de courte durée pour le skipper du Maxi Edmond de Rothschild, qui a très vite retrouvé des conditions difficiles, puis des zones de transition l’obligeant à beaucoup manœuvrer dans sa quête de l’alizé. “Plus de 15 000 milles dans les pattes, ça commence forcément à user, même quand on a un Atlantique d’avance et une gestion en bon marin”, rappelle l’architecte Xavier Guilbaud, pour qui “ce tour du monde est hyper instructif sur la dégradation des performances théoriques de ces bateaux“.
Et le constat, pour le spécialiste de l’électronique Jean-François Cuzon, c’est que “pour tous, c’est vraiment l’état de la mer qui est le facteur le plus limitant.” A 2 300 milles du leader, en plein Pacifique, Armel Le Cléac’h s’est ainsi exprimé à plusieurs reprises sur des “arrêts buffets très violents”, dont il a d’ailleurs affiché les stigmates sur le visage. “Tant que ça vole, c’est relativement confortable, mais dès que ça plante, c’est le cauchemar“, résume le patron de Pixel sur Mer, ancien équipier de Michel Desjoyeaux en Orma et de Sébastien Josse en Imoca.
Un duel Le Cléac’h/Coville bienvenu
Si le skipper de Banque Populaire XI a dû contourner par le nord de la Nouvelle-Zélande – “une route complètement inédite et qui restera dans les annales”, souligne Thomas Rouxel – il navigue depuis en avant d’un front dans des “conditions infernales”. “Sur ce tronçon-là, le bateau est entre 70 et 80% de ses polaires, sinon c’est invivable et le risque pour la sécurité du marin et du bateau est trop important”, confirme l’architecte Xavier Guilbaud.
Un rythme difficile à tenir, d’autant que le marin subit la pression de Thomas Coville, en embuscade 400 milles derrière et dans le même système météo. Contraint à une escale technique à Hobart, le skipper de Sodebo Ultim 3 a fait “un choix très impressionnant en repartant dans des conditions musclées pour rester dans le match“, analyse Jean-François Cuzon.
“Soit on prenait la fenêtre violente avec 5 mètres de vague et 40 nœuds au sud de l’Australie, soit on attendait deux jours de plus au port mais on faisait une croix sur la compétition, et on n’était pas sûrs que les conditions n’allaient pas se dégrader entre-temps”, explique Thomas Rouxel, membre de la cellule performance du Team Sodebo. “L’expérience de Thomas a clairement joué dans l’équation, et c’est tant mieux pour la bagarre pour la deuxième place”, observe Xavier Guilbaud.
“C’est déjà un pari réussi
de les voir là où ils sont”
Les deux bateaux, qui devraient atteindre le cap Horn ce week-end, affichent une vitesse “entre 30 et 35 nœuds de moyenne, ce qui veut dire des pointes à plus de 40 nœuds“, souligne l’architecte de VPLP, qui rappelle qu’il est “très dur de se figurer ce que ça signifie à bord, d’autant que les vidéos aplatissent la mer, mais c’est quasi impossible de rester debout. Tout est toujours à la limite du pire“. “Jusque-là, on est plutôt soulagés et agréablement surpris de la fiabilité des bateaux, il n’y a finalement pas tant de casse que ça, comparé à la Jacques Vabre”, note quant à lui Jean-François Cuzon.
Reste à savoir comment les marins encaissent ce qui est devenu “une épreuve d’endurance plus qu’une course de vitesse“, rappelle Xavier Guilbaud. “On les voit forcément marqués, ce serait intéressant d’avoir le nombre de tours de manivelles, leur fréquence cardiaque, leur temps de sommeil”, observe le PDG de Pixel sur Mer. “En tant que routeur, c’est toujours la difficulté de ménager le bonhomme et de limiter au maximum les manœuvres éreintantes tout en ayant une trajectoire optimale. On reste pour l’instant avec l’objectif sécurité en tête pour passer le cap Horn, et s’il faut attaquer on aura encore le temps derrière”, confirme Thomas Rouxel.
Car la route est encore longue, surtout avec “ces conditions très instables, qui montrent que rien n’est acquis”, rappelle Jean-François Cuzon. Après une semaine compliquée au sud d’un anticyclone qui le contraignait le long de la zone des glaces, Actual Ultim 3 semble “enfin manger son pain blanc et avance bien sur la route”, se réjouit Thomas Rouxel. “Anthony Marchand fait une très belle course malgré des conditions pas simples, et un déficit de vitesse et de sécurité après la perte de son foil tribord”, souligne Xavier Guilbaud. Sur Adagio enfin, “Eric Péron fait aussi son chemin, même si son escale à Cape Town l’a beaucoup pénalisé, et qu’on l’a vu dans le dur à moins de 5 nœuds, c’était un peu ingrat”, déplore l’architecte de VPLP.
“Il y a quelques mois, on se demandait s’il y aurait des Ultim à franchir le Horn, c’est déjà un pari réussi de les voir là où ils sont, même si l’aspect compétition en a pris un coup“, ajoute pour sa part Jean-François Cuzon. “Pour tous, le principal objectif reste de finir”, conclut à son tour Thomas Rouxel, curieux de voir “dans quel état physique et mental on va les retrouver à l’arrivée”.
Photo : Yann Riou / polaRYSE / Gitana S.A.