Après 26 jours de course sur l’Arkea Ultim Challenge-Brest, les conditions météo difficiles dans les mers du Sud ont obligé Charles Caudrelier à ralentir, Armel Le Cléac’h à prendre une route atypique et Thomas Coville à faire escale en Tasmanie. Pour décrypter ces péripéties, Tip & Shaft a interrogé Nicolas Lunven, membre de la cellule de routage du Maxi Banque Populaire XI, Francis Le Goff, directeur de course de la dernière Transat Jacques Vabre, et Arthur Le Vaillant, ancien skipper de l’Ultim désormais aux mains d’Eric Péron sous les couleurs d’Adagio.
Avec 3 500 milles d’avance, on peut se permettre beaucoup de choses, y compris de “mettre sa course sur pause pour une durée indéterminée”. L’annonce vendredi matin par le Gitana Team et son skipper Charles Caudrelier de ralentir pour laisser passer le fort coup de vent attendu ce week-end aux alentours du cap Horn n’a pas manqué de faire réagir, à commencé par Francis Le Goff, qui y voit “le fait marquant de cette quatrième semaine, qui n’a fait que renforcer la suprématie du leader et montrer son sang-froid dans la gestion de son objectif final : la victoire”.
De fait, le skipper du Maxi Edmond de Rothschild est désormais le seul à n’avoir pas fait d’escale technique, et a en outre bénéficié “d’une météo favorable, là où derrière, tout a été compliqué”, souligne Arthur Le Vaillant. Face à cet “écart monstrueux qu’il a réussi à créer”, Nicolas Lunven confirme que “le team Gitana poursuit son sans-faute, encore plus remarquable ces derniers jours au vu des conditions difficiles”. Francis Le Goff tient d’ailleurs à rendre hommage à Tom Laperche, qui a officialisé son abandon lundi, au moment d’évoquer l’avance du leader : “Si Charles est là où il est en ce moment et peut se permettre de faire ce qu’il fait, c’est aussi parce qu’il a eu ce formidable concurrent sur tout le début de course qui l’a tiré vers le haut.”
Si un étroit couloir pouvait permettre d’envisager le passage du cap Horn, Charles Caudrelier et son équipe ont donc choisi de temporiser pour mieux passer cette troisième porte emblématique tout en minimisant les risques. “Quand on connaît le bonhomme et le team derrière, on sait que ce n’est pas une décision facile. Il va ronger son frein et ça va le rendre malade, mais à l’instant T, ça fait partie de la stratégie de la gagne, à la régulière. Ce n’est pas du tout un choix conservateur pour moi, mais un choix de potentiel vainqueur“, analyse Francis Le Goff, qui trouve le marin “impressionnant de fraîcheur et de lucidité. J’en ai vu des plus marqués à l’arrivée d’une transatlantique !”
“Partir au nord, ça n’a
jamais été une évidence”
Derrière, c’est une décision du même ordre qu’ont été contraints de prendre Armel Le Cléac’h et son équipe, qui ont dérouté le Maxi Banque Populaire XI, désormais deuxième, pour le faire passer par le détroit de Bass, entre le sud de l’Australie et la Tasmanie, puis au nord de la Nouvelle-Zélande, pour se mettre à l’abri. “Je n’ai pas souvenir d’avoir vu passer grand monde par là !“, s’étonne Francis Le Goff.
“Partir au nord, ça n’a jamais été une évidence, mais ça s’est imposé petit à petit, explique Nicolas Lunven. Notre problème, c’était l’enchaînement de plusieurs dépressions. C’était un train de plusieurs wagons, et même si on réussissait à encaisser la locomotive, derrière c’était tout aussi violent. Est-ce que c’était raisonnable de l’envoyer dans 50-60 nœuds et 7-8 mètres de vagues en quatrième semaine de course ? On en a beaucoup discuté avant de trancher.” La semaine avait jusque là été très positive pour Armel Le Cléac’h, qui avait avalé l’océan Indien à haute vitesse, parcourant notamment 842 milles sur 24 heures, meilleure performance de la flotte depuis le départ, à seulement 9 milles du record en solitaire de François Gabart.
“Notre décision de partir au nord nous coûte ce record, mais c’est parce qu’il n’était pas dans nos objectifs. On a fait le choix de ne pas compromettre la suite de la course. L’Indien avait déjà été engagé et usant nerveusement, on ne voulait pas tirer plus sur le bonhomme et le bateau, surtout dans ces contrées où la catastrophe n’est jamais loin si tu as un souci technique”, confirme Nicolas Lunven. Et ce dernier de se réjouir “d’avoir un bateau encore à 100 %, avec des conditions plus simples et moins de manoeuvres dans les prochains jours. Les décisions les plus dures sont derrière nous”.
“Ce n’est jamais revenu par derrière”
“Ce qui est surprenant sur cette course, c’est que c’est vraiment la double peine pour tous ceux qui ont fait escale. Ce n’est jamais revenu par derrière”, souligne de son côté Francis Le Goff, qui prévoit la même sanction à venir pour Thomas Coville, contraint de s’arrêter jeudi à Hobart, en Tasmanie, suite à un arrachement du balcon avant et du filet bâbord de Sodebo Ultim 3. “C’est un pit-stop qui va leur coûter cher car ils ne peuvent pas repartir en course [après les 24 heures réglementaires, NDLR] vu les conditions trop violentes, donc il faut qu’ils patientent”, confirme Nicolas Lunven.
Punition également pour Anthony Marchand et Eric Péron, respectivement 4e et 5e, qui ont pu repartir au bout de 24 heures le week-end dernier du Cap après leurs avaries respectives (foil et système de barre), mais dans des conditions de vent erratiques et une mer croisée qui n’ont fait qu’accroître leur retard. “Cette météo hyper instable qu’ils subissent, c’est la concrétisation des changements climatiques, analyse Arthur Le Vaillant. C’est quand même très inquiétant de les entendre raconter qu’ils n’ont jamais eu aussi chaud dans ces coins du monde et de voir la limite des glaces aussi haute, tout simplement parce que la banquise fond. C’est important de le dire.”
Pour le marin, “la notion d’aventure a pris le pas cette semaine sur la pure course, ça permet de voir que la véritable performance, c’est de mener ces bateaux en solitaire sur ce parcours, peu importe ta place dans le classement”. Un avis partagé par Nicolas Lunven, qui voit “derrière chaque marin un exploit incroyable, qu’il ne faut surtout pas minimiser. Ce n’est fini pour personne, il faut continuer même diminué, comme pour Actual qui a choisi de sacrifier un foil. Mieux vaut avoir trois bonnes pattes que quatre qui font peser un risque pour le bateau !” “Cette course longue durée oblige à la sagesse et à la mesure, j’espère que ça augure de l’avenir de notre sport“, sourit Arthur Le Vaillant.
Photo : Armel Le Cléac’h