Sous un soleil hivernal, six marins se sont élancés, dimanche 7 janvier, sur la toute première édition de l’Arkea Ultim Challenge-Brest. Pour analyser les premiers jours de cette course autour du monde en solitaire en Ultim (à suivre sur notre site), Tip & Shaft a interrogé cette semaine François Gabart, qui a laissé la barre de SVR-Lazartigue à Tom Laperche, Franck Cammas, ancien skipper du Maxi Edmond de Rothschild, et le météorologue Dominic Vittet, membre de la cellule de routage de Sodebo Ultim 3.
C’est dans des conditions idylliques et un léger flux de nord-est qu’a été donné, le 7 janvier, le départ de ce tant attendu tour du monde en Ultim. “Un coup de bol extraordinaire à cette période”, souligne Dominic Vittet, qui laissera “des souvenirs franchement intenses” à François Gabart, dont c’était la première expérience d’“un départ où il a fallu quitter le bateau“. A la clé, “une petite larme au moment du top départ”, d’autant plus que son « poulain », Tom Laperche, s’est octroyé la primeur sur la ligne. “Globalement, tous ont fait un super départ, ce qui n’est jamais un exercice facile sur ce type de bateaux et avec cette pression”, se félicite le marin.
Ces conditions clémentes ont “permis une entrée en matière plus sereine pour les skippers, déjà très chargés émotionnellement”, se réjouit Franck Cammas, qui y voit une explication du “niveau tout de suite très élevé de la compétition, auquel on ne s’attendait pas forcément. Personne n’a gardé de marge, c’est parti sur les chapeaux de roues en termes de rythme”.
Une flotte “étonnement homogène”
La descente du golfe de Gascogne puis vers Madère a en effet été “hyper disputée”, souligne l’Aixois, qui n’imaginait pas “une telle homogénéité de la flotte” et se montre “agréablement surpris des performances de Tom Laperche et de Thomas Coville, qui livrent une très belle copie et montrent qu’il faudra compter sur eux.” Pour François Gabart, “Anthony Marchand sur Actual Ultim 3 a aussi fait un début de course canon avec une super trajectoire, ce qui fait forcément plaisir sur mon ancien bateau”, toujours détenteur du record du tour du monde en solitaire en Ultim (42 jours 16h40).
Avec plusieurs zones de molles sur le parcours, l’instabilité de l’Atlantique Nord a en effet permis une bataille serrée : “Il y a eu beaucoup de transitions, chaque bateau a donc eu son petit coup de Jarnac, qui lui a permis de prendre un temps la tête du classement”, analyse Dominic Vittet, à l’exception logique d’Adagio, le plus ancien bateau de la flotte, skippé par le nouveau venu dans la classe, Eric Péron, mais qui “tient son rythme aussi “.
Ces premiers jours de course “intenses, mais au final pas très rapides”, n’ont, de fait, accordé aucun répit aux marins et aux cellules de routage, reconnaît le météorologue. “C’étaient des conditions qui donnaient envie d’être très réactif, mais il ne fallait pas négliger l’inertie énorme des manœuvres, donc c’était important de préserver les skippers. Pas facile de trouver le bon équilibre.” Dans ces conditions, “nous avons senti notre petit manque de tableaux Excel bien remplis et de datas fiables avec Sodebo Ultim 3, après les gros changements opérés récemment sur le bateau. La concurrence a mis moins de temps à trouver les bons réglages”, estime Dominic Vittet.
Premier passage à niveau
Le front froid rencontré dans la nuit de mercredi à jeudi, à l’ouest des Canaries, a constitué un premier tournant dans la course. “Il s’est avéré plus violent que les modèles météorologiques, avec des rafales à 50 nœuds, là où on attendait plutôt 32 maximum”, analyse Franck Cammas, qui imagine “des conditions franchement hard sur ce type de bateau, surtout de nuit“. Tous les skippers ont témoigné de ces heures difficiles, avec une mer formée et des creux allant jusqu’à cinq mètres. “Ce ne sont pas du tout des conditions surprenantes à cette période et dans cette zone, mais c’est bien que ce ne soit pas arrivé dans les premières heures de course. Tous étaient déjà dans le bain”, souligne François Gabart.
Dans les heures qui ont suivi cette traversée, “on a vu plusieurs bateaux ralentir, ce qui laisse penser à des petits bobos“, ajoute le patron de MerConcept, avec notamment un coup de frein remarqué du Maxi Banque Populaire XI, à l’aube du vendredi 12 janvier. “C’est loin d’être les premières abattées pour bricoler de ce tour du monde”, nuance François Gabart, qui se réjouit toutefois que SVR-Lazartigue ait pu faire “un premier petit trou” aux côtés du Maxi Edmond de Rothschild. “Pour un bateau qui était encore à terre dans le chantier il y a tout juste une semaine, on ne peut qu’être satisfait.”
Ce petit gain du couple leader devrait en outre se renforcer vendredi soir, “avec un élastique qui se tend puisque Sodebo et Maxi Banque Populaire XI sont tombés dans la molle, souligne Dominic Vittet. Très clairement, on va se prendre 200 milles dans la tronche.”
Vers un record des 24 heures ?
Un avantage non négligeable avant d’attaquer dès samedi un Pot-au-Noir qui s’annonce “pas si facile que ce qu’on imaginait il y a encore quelques jours”, selon Franck Cammas. Les images satellites montrent en effet un épaississement de cette zone de convergence tropicale, laissant augurer “un merveilleux week-end de roulette russe“, pronostique Dominic Vittet.
L’enjeu de cette traversée sera d’autant plus important que, derrière, l’Atlantique Sud s’annonce en revanche très favorable aux marins, et pourrait permettre de creuser les écarts. Avec un anticyclone de Sainte-Hélène bien formé et plutôt sud, “on va avoir une belle ligne droite de 2 000 milles sur un bord qui va faire parler la puissance”, se réjouit Franck Cammas, qui y voit “une belle opportunité de faire tomber le record des 24 heures en solitaire“, toujours détenu par François Gabart depuis 2017 avec 850,68 milles. “Vu les performances des bateaux, ce serait assez logique”, confirme l’intéressé.
Mais cela ne signifie évidemment pas que le match sera plié dès le cap de Bonne Espérance. “Si Anthony Marchand réussit à s’accrocher, les cinq premiers bateaux devraient rester dans le même système météo, ce qui serait le meilleur scénario pour continuer d’assister à une belle régate”, espère Franck Cammas. Cette nouvelle phase devrait aussi permettre aux marins de “se mettre vraiment dans le rythme d’un tour du monde“, anticipe Dominic Vittet. “Pour l’instant, ils sont tous dans l’adrénaline de la compétition et on a vu peu d’émotions transparaître devant la caméra, tout était très contrôlé. La durée et la solitude vont fissurer les solides carapaces de ces tueurs à sang froid.”
“Là ils sont encore dans un esprit Route du Rhum, mais ils vont devenir un peu plus poètes quand l’océan va s’élargir”, confirme Franck Cammas. Une perspective qui réjouit François Gabart : “Ce qu’on peut tirer comme enseignement de ces premiers jours, c’est que la course est bel et bien lancée, et que les bateaux et les marins sont plus qu’au niveau. Il faut espérer qu’il continue à ne pas y avoir trop de casse, et tous les ingrédients restent réunis pour que ce soit un super spectacle à suivre.”
Photo : Vincent Olivaud