C’est jeudi que s’est tenue au tribunal judiciaire de Paris l’audience chargée d’examiner l’action intentée par le groupe Kresk à l’encontre de la classe Ultim 32/23, les deux parties s’opposant sur la conformité du trimaran SVR Lazartigue aux règles de la classe (voir notre article). Tip & Shaft revient sur cette journée animée.
On se serait presque cru à un départ de course jeudi sur les coups de 14h au sixième étage du palais de justice de Paris, salle 6.10, où le Tribunal judiciaire examinait la procédure à jour fixe intentée par le groupe Kresk à l’encontre de la classe Ultim 32/23. Car il y avait du monde dans le prétoire, avec cinq avocats côté François Gabart et deux pour la classe Ultim. Les premiers étaient notamment accompagnés du skipper de SVR Lazartigue et du président du groupe Kresk, Didier Tabary, de Cécile Andrieu, team manager du trimaran, et de Thomas Normand, directeur général de MerConcept.
Les seconds n’étaient pas venus seuls non plus : on reconnaissait Cyril Dardashti, directeur général du Gitana Team, Jean-Christophe Moussard, team manager du Team Sodebo Voile, Guillaume Neron Bancel, directeur de la communication d’Actual Group, Emmanuel Bachellerie, cofondateur d’Ultim Sailing, qui arme l’ancien Actual pour Arthur Le Vaillant, et Thierry Bouvard, directeur du sponsoring et du mécénat du groupe BPCE.
Le président a commencé par un rappel des faits avant d’enjoindre les avocats des deux parties à faire bref et précis – 20 minutes chacun, pas plus. C’est à Diane Lamarche, pour le groupe Kresk, qu’a incombé la charge d’ouvrir le bal, et on a vite compris que les deux parties ne se feraient pas de cadeaux. “Le plus cocasse, c’est que la personne qui avait porté le projet pour la Macif [Jean-Bernard Le Boucher, ex-directeur de l’Activité Mer de la Macif, NDLR] et nous a vendu le bateau comme un trimaran Ultim avec les caractéristiques qui vont avec, est aujourd’hui directeur général de la classe. Et il vient me dire aujourd’hui que mon bateau n’est pas un trimaran Ultim !”
Un « relevé de décisions »
au centre des débats
L’avocate est ensuite revenue sur l’enchaînement des faits, que Tip & Shaft a raconté le 1er avril dernier : avec notamment le recours de la classe, fin 2021, à un collège de trois experts pour juger de la conformité du trimaran SVR Lazartigue à la fameuse RSO 3.11 de World Sailing. Citant le rapport de ces derniers, Diane Lamarche indique : “A la question SVR Lazartigue respecte-t-il l’OSR 3.11 ? La réponse est oui, en l’état.”
Dans la foulée, le comité de surveillance de la classe rend un rapport – que Tip & Shaft a pu consulter en partie -, dans lequel il “émet un avis favorable, concernant la position des winches d’écoutes, sur le respect de la RSO 3.11 par le bateau SVR Lazartigue“, avant de préciser : “Toutefois, le comité de surveillance recommande fortement à SVR Lazartigue de mener une réflexion et d’essayer de trouver des solutions pour permettre de faciliter et d’optimiser la veille active et/ou passive depuis la zone de travail.”
Suite à ce rapport, la classe Ultim 32/23 décide de recourir à World Sailing puis toutes les parties finissent par se réunir en visio le 16 février à l’initiative de la Fédération française de voile. Une réunion qui débouche sur un « relevé de décisions », dont la quatrième dit notamment : “Suite à la demande d’interprétation de la classe adressée le 9 février 2022 à World Sailing (..), tous les armateurs acceptent l’alternative suivante : une réponse de World Sailing arrivant au plus tard le 4 mars 2022 s’applique à tous. Une réponse de World Sailing postérieure au 4 mars entraîne une dérogation temporaire à la RSO 3.11 en faveur de SVR Lazartigue pour sa participation à la Route du Rhum 2022, l’interprétation de World Sailing s’appliquant à tous à l’issue de la Route du Rhum.”
Un préjudice potentiel
de 18,5 millions d’euros
C’est l’exécution de ce point clé de l’accord que demandent François Gabart (voir notre interview) et son sponsor, qui estiment que la réponse de World Sailing est intervenue le 7 mars, “antidatée au 4, la date fatidique, ce qui est assez étrange”, souligne Diane Lamarche. Pour la classe Ultim 32/23, World Sailing s’est prononcé deux semaines plus tôt : “La réponse est arrivée le 23 février, c’est une interprétation qui définit la notion de pont”, explique Alexandre Besnard, l’avocat la représentant.
Sauf que pour la partie adverse, cet avis n’est pas valide car fondé sur un mauvais plan du bateau. Guillaume Virtich, avocat de Kresk, montre ainsi aux juges le dessin envoyé par la classe à World Sailing, puis les plans signés VPLP, qui a conçu SVR Lazartigue : “C’est comme si vous soumettiez à la mairie un dessin de votre maison fait par votre enfant pour demander si vous pouvez faire une extension. On voudrait tromper World Sailing, qu’on ne s’y serait pas pris autrement.“
À l’issue de leur plaidoirie, les avocats de Kresk demandent donc que la classe accorde à François Gabart une nouvelle dérogation pour courir la Route du Rhum. Avec, au passage, en cas de non-participation, une demande d’indemnisation d’un préjudice évalué à 18,5 millions d’euros, lié à “une perte de retombées médiatiques et de renommée.”
Sécurité et équité en question
Leur succédant, Anne-Cécile Bannier-Mathieu et Alexandre Besnard, avocats de la classe Ultim 32/23, mettent d’abord en avant “deux principes directeurs de la classe, la sécurité et l’équité sportive.” La première produit ainsi des photos de Banque Populaire XI, Sodebo Ultim 3et SVR Lazartigue, pour montrer que la visibilité à 360 degrés n’est pas assurée sur le trimaran de François Gabart.
Avant de citer un extrait d’un rapport de la visite du chantier du bateau effectuée par le comité de surveillance de la classe le 10 mai 2019 (qui sera répété après une seconde inspection en date du 10 décembre 2020) : “Il semble nécessaire de contrôler l’accès aux sorties et la capacité d’avoir une vision périphérique pour manœuvrer en sécurité.” Pour l’avocate, qui rappelle deux accidents passés avec des semi-rigides, impliquant Pierre 1er en 1991 et Spindrift 2 en 2015, “le risque majeur, c’est la collision”, avant d’asséner : “La course au large, ce n’est pas un jeu.“
Déplaçant ensuite le débat sur le terrain de l’équité sportive, elle ajoute : “SVR Lazartigue n’a pas de casquette, or sans casquette, vous avez un navire « flush deck » donc qui a moins de prise au vent, ce qui veut dire gain aérodynamique et amélioration de la performance ; de même, plus on abaisse le centre de gravité en baissant les winches et les hommes, plus on améliore la performance du navire.” “La classe ne peut pas offrir du sport avec des tricheurs“, clame son confrère Alexandre Besnard, évoquant les “filouteries” de la partie adverse. Il conclut sa plaidoirie en demandant au tribunal “de déclarer irrecevable la demande“, estimant que Kresk Développement “ne peut pas agir pour le préjudice personnel de sa filiale”, en l’occurrence Kresk Développement Ultim, propriétaire et armateur du trimaran, et, “à défaut, de rejeter toutes les demandes de Kresk Développement.”
“Nous ne sommes
pas des agresseurs”
Tout en souhaitant que les parties s’entendent d’ici là, le président met en délibéré le jugement au 21 juillet. “C’est le plus tôt qu’on pouvait obtenir, ça permettra d’avoir une réponse relativement rapidement”, estime maître Guillaume Vitrich sur le parvis du tribunal, accompagné de Didier Tabary, qui accepte alors de s’exprimer (voir notre interview). D’abord pour commenter les 40 millions d’euros investis dans le projet, évoqués par ses avocats à l’audience : “C’est la somme de l’achat du bateau et de tous les frais de fonctionnement et d’activation sur quatre ans.” Ensuite pour revenir sur le litige : “Nous faisons confiance à la justice pour réparer cette injustice que nous subissons depuis maintenant plus de six mois.” Et l’intéressé de s’interroger : “Quel armateur demain mettra autant d’argent sur des projets de ce type ? Ça peut être la fin des Ultimes à terme.”
Juste après l’audience, la classe Ultim envoie Samuel Tual, PDG d’Actual, au front, rejoint en cours de route par Ronan Lucas, pour répondre aux questions de la presse en visio. “Ce procès, c’est tout l’inverse de ce que nous voulons renvoyer comme image“, commente en préambule Samuel Tual. Interrogé sur les documents produits – avis favorable des experts et du comité de surveillance – le sponsor d’Yves Le Blévec répond : “Il y a une partie que vous n’avez pas : les échanges au niveau de la classe pendant la période de construction avec les jaugeurs, des informations qui nous ont été remontées… Il y a des éléments qui nous troublaient.”
Et l’intéressé, tout comme Ronan Lucas, de regretter “la position radicale” de l’équipe SVR Lazartigue : “Le sentiment que ça donne, c’est qu’il y a un gentil et des méchants, or nous ne sommes pas des agresseurs.” La classe fera-t-elle appel si le jugement rendu le 21 juillet lui est défavorable ? “Je ne peux pas répondre à cette question aujourd’hui”, répond Samuel Tual, avant d’ajouter : “La question ne sera de toute façon pas traitée en totalité, parce qu’il y aura sans doute des modifications à faire, mais je ne suis pas à la place de l’armateur.” Autant dire que, quelle que soit la décision rendue, l’affaire est loin d’être terminée…
Photo : Gilles Martin-Raget