François Gabart est arrivé mardi à Marseille à la barre de son trimaran SVR Lazartigue qui poursuit une tournée méditerranéenne à la rencontre des collaborateurs du groupe Kresk. L’occasion pour Tip & Shaft d’échanger avec lui autour des performances du trimaran, mais également du litige qui oppose son équipe à la classe Ultim 32/23, désormais porté devant la justice.
► Raconte-nous un peu cette tournée méditerranéenne… Qui t’accompagne ?
Nous sommes partis début mai de Concarneau pour aller à Lisbonne, Barcelone, Marseille cette semaine, puis Gênes et Tunis, avant de revenir en Bretagne. L’objectif est de faire la tournée de certaines filiales du groupe Kresk, avec, à bord, des invités et l’équipe technique, qui tourne pour qu’elle comprenne le bateau en situation de navigation. Tom Laperche nous a accompagnés jusqu’à Barcelone, Pascal Bidégorry fera le convoyage retour depuis Tunis, un convoyage plus orienté solo pour que je prenne mes marques.
► SVR Lazartigue a été mis à l’eau il y a dix mois, est-il aujourd’hui conforme à ce que tu en attendais ?
On sent que ce bateau a un potentiel dingue. On a beaucoup travaillé sur l’aérodynamisme, on avait des chiffres sur les ordinateurs et les simulateurs, mais j’ai quand même été étonné de ressentir cet aspect de manière aussi forte. Il est évidemment plus important quand tu as des vents apparents forts, à des angles fermés, et là, on sent que quand le bateau est bien dans ses lignes, il peut vraiment aller très vite. À l’opposé, s’il est mal réglé, mal équilibré, si tu prends un coup de gîte ou de trim (gîte longitudinale), ça freine tout de suite, je ne pensais pas que ça serait si marquant au niveau des sensations en mer.
► À propos de chiffres, peux-tu nous en donner quelques-uns sur les vitesses du bateau ? Quel est aujourd’hui son « record » ?
Par rapport au précédent (ex Macif aujourd’hui Actual), il vole plus tôt, il arrive à décoller avec 11-12 nœuds de vent, contre 13-14 auparavant, principalement à cause de la taille des foils et du fait que, sur tous les appendices, il y a plus de surface projetée au plan horizontal. Quand on décollait à 26-28 nœuds de vitesse sur le trimaran Macif, on y parvient entre 22 et 24, ce qui nous permet d’arriver assez vite à 30 nœuds au près. Le chiffre que je trouve assez remarquable, c’est qu’on arrive à aller à plus de 40 nœuds entre 65-70 et 90 degrés du vent réel, c’est un peu le standard ; je n’ai pas le souvenir qu’on y arrivait avec le bateau précédent, ou sinon très ponctuellement. Après, si tu veux vraiment connaître notre pointe de vitesse max, il y a un grand débat dans l’équipe : certains disent 49,92 nœuds, mais Fred Bérat, le boat captain, est persuadé avoir vu 50 nœuds sur les compteurs. Ce qui est certain, c’est que ce bateau est capable de naviguer à plus de 50 nœuds, mais ce n’est pas forcément ce qu’on recherche, le but est plus de tenir des moyennes élevées sur la durée, d’arriver rapidement et très régulièrement à plus de 40 nœuds. On avait réussi l’an dernier à faire une heure à plus de 42 nœuds de moyenne dans des conditions de mer pas très faciles, c’est vraiment ce genre de chiffre qui nous interpelle.
►Avez-vous eu le temps de l’éprouver dans de la mer et si oui, comment se comporte-t-il ?
Les foils et les plans porteurs, en plus d’amener le bateau à voler assez rapidement, ont un vrai rôle d’amortisseurs qui permettent de stabiliser énormément le bateau. Dans la mer formée, on ne va pas forcément voler de manière pure, il va y avoir des modes un peu hybrides ; par contre, c’est frappant de voir à quel point le bateau reste assez « confortable ». Maintenant, je suis convaincu que c’est justement dans ces conditions de mer, que ce soit au près ou au portant, qu’on a une grande marge de progression.
“Pas d’autre choix
que d’aller en justice”
►Parlons maintenant du conflit avec la classe Ultim 32/23 : vous avez annoncé la semaine dernière que vous aviez saisi la justice (voir ci-dessous), cela veut-il dire que depuis que l’affaire a été médiatisée fin mars, vous n’avez pas réussi à faire un pas les uns vers les autres ?
Il y a eu des discussions, qui, malheureusement, n’aboutissent à rien. Nous, on pense avoir tout fait pour essayer de trouver une solution, les autres parties auront forcément un discours différent, sinon, il n’y aurait pas litige. Ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui, il n’y a pas d’accord, donc même si on ne l’a jamais souhaité et que, quelque part, c’est terrible d’en arriver là, on n’a pas d’autre choix. La Route du Rhum, c’est demain, on trouve profondément injuste que le trimaran SVR Lazartigue ne puisse pas y participer alors que les experts et les jaugeurs considèrent que ce bateau est conforme.
►Que réponds-tu à Ronan Lucas, directeur du Team Banque Populaire, qui dans L’Equipe dit que la classe “a eu la porte claquée au nez” face à ses demandes de modifications du bateau ?
C’est faux : on a déjà fait des modifications sur le bateau qui vont dans le sens de la sécurité et qui n’étaient pas forcément indispensables d’un point de vue réglementaire. On a fait des exercices qui touchaient à la performance du bateau, proposé des choses, malheureusement, aujourd’hui, on est bloqués.
►Comment vis-tu la situation ?
Aujourd’hui, je m’entraîne pour faire la Route du Rhum. Ce n’est évidemment pas simple de se préparer dans ces conditions parce qu’il y a beaucoup d’incertitudes, mais j’essaie de me concentrer sur tout le travail qu’on a à faire pour continuer à découvrir sur ce bateau. Et j’espère qu’on aura une décision rapide pour sortir de là le plus vite possible.
“Ça serait bien de
rapidement naviguer ensemble”
►As-tu pu échanger avec les autres skippers de la classe ?
Depuis quelques semaines, non, il n’y a plus d’échanges. Mais c’est aussi parce qu’on a tous nos bateaux à l’eau. On a d’ailleurs croisé Sodebo en partant de Concarneau pour aller à Lisbonne, puis Banque Populaire au large du Portugal, on a essayé de les avoir à la VHF, mais comme nous n’allions pas au même endroit, ce n’était pas simple. Ce qui serait bien en revanche, c’est qu’on puisse rapidement naviguer ensemble. Il y a un entraînement prévu au pôle Finistère course au large dans un peu plus d’un mois, ça serait bien d’avoir ces échanges sur l’eau.
►Tu ne disputeras pas la Finistère Atlantique en juillet ?
Malheureusement non, nous ne sommes pas membre de la classe, donc on n’a pas possibilité de participer à cette course. A la place, on va donc essayer de naviguer le plus possible entre notre retour vers le 10 juin et la remise en chantier, la deuxième quinzaine de juillet, en alternant navigations en équipage et en solo.
►As-tu un plan B en termes de programme si tu n’obtiens pas gain de cause, Trophée Jules Verne ou autres ?
Il y a évidemment plein de choses à faire avec ce bateau, mais aujourd’hui, notre seul et unique objectif est de courir et gagner la Route du Rhum, on met toute notre énergie là-dedans.
Quelle action en justice ? L’action intentée par le groupe Kresk, propriétaire du trimaran SVR Lazartigue, est une procédure à jour fixe qui permet d’obtenir une décision de justice rapide en situation d’urgence. L’urgence ayant été reconnue, l’audience aura lieu le 23 juin au tribunal judiciaire de Paris, le groupe Kresk espérant un jugement avant les vacances judiciaires (en août), décision qui est susceptible d’appel.
Compte tenu de l’urgence de la situation – Kresk souhaitant assurer la présence du trimaran au départ de la Route du Rhum-Destination Guadeloupe -, plutôt que de porter sur sa conformité aux règles, ce qui aurait eu un impact sur la durée de la procédure, l’action vise à faire appliquer le protocole d’accord signé le 16 février entre la classe Ultim 32/23 et le groupe Kresk. Un protocole qui prévoyait un recours à World Sailing, à condition que la fédération internationale rende un avis dans un délai fixé. Au-delà d’une date donnée (le 4 mars), la classe s’engageait à autoriser SVR Lazartigue à courir la Route du Rhum. Or Kresk et ses avocats, auxquels Tip & Shaft a pu parler, estiment que l’avis a été rendu après cette date. Qui sera donc l’objet des débats.
Photo : Guillaume Gatefait