François Gabart a révélé au grand jour la semaine dernière le litige qui oppose son équipe à la classe Ultim 32/23 – composée de Sodebo, Banque Populaire, Actual, et depuis récemment, du Gitana Team – à propos de la conformité du trimaran SVR Lazartigue. Ce qui l’empêche d’obtenir le certificat de jauge et donc remet en cause sa participation à la Route du Rhum. La classe a répliqué lundi et, depuis, les parties campent sur leur position. Tip & Shaft revient sur l’enchaînement des faits qui aboutit, pour l’instant, à une situation de blocage.
En février 2018, Macif et François Gabart annoncent le renouvellement de leur partenariat pour la période 2020-2024 avec, à la clé, un nouveau trimaran Ultim. A l’époque, les architectes de VPLP planchent avec Alex Thomson sur un Imoca au cockpit entièrement fermé ; le concept séduit François Gabart et son équipe de Mer Concept qui l’adaptent à leur trimaran, avec un cockpit surbaissé et entièrement protégé.
Pendant la construction du futur SVR Lazartigue, le comité de surveillance de la classe Ultim 32/23 se rend à deux reprises sur le chantier. Chargé, selon l’article B.1.1 des règles de classe 2022 “de veiller au respect des dispositions des règles de classe Ultim”, il est composé du jaugeur René Boulaire et d’un représentant de la Fédération Française de Voile, Marc Bouvet – qui, ni l’un, ni l’autre n’ont répondu aux sollicitations de Tip & Shaft.
Le comité de surveillance ne soulève pas de contre-indications du trimaran sur plans VPLP avec l’article 3.11 des OSR – les règles internationales édictées par World Sailing, la fédération internationale (RSO en français) – qui impose que les winches doivent être “montés de manière à ce qu’un opérateur ne soit pas obligé de se trouver sensiblement sous le pont.” “Les comptes rendus de visite font référence à énormément de points des RSO, y compris certains proches de la règle 3.11 avec des remarques, raconte François Gabart à Tip & Shaft. Mais pas sur celle de la 3.11“.
Le trimaran SVR Lazartigue est mis à l’eau le 22 juillet 2021 à Concarneau, en présence notamment des autres teams Ultim. Quinze jours plus tôt, Thomas Coville et le directeur de l’équipe Sodebo, Jean-Christophe Moussard, ont été conviés pour voir le bateau. “Jusqu’ici, on n’avait pas plus d’infos que les photos diffusées par MerConcept les mois précédents ; en voyant le bateau, Thomas a alors eu de gros doutes sur la conformité de la partie cockpit“, explique à Tip & Shaft Jean-Christophe Moussard.
Un rapport d’experts
favorable à la conformité
L’été passe et le sujet revient sur la table fin septembre lors d’une réunion de classe, au cours de laquelle tous les participants se mettent d’accord pour ne pas étaler le sujet sur la place publique avant la Transat Jacques Vabre. D’où une demande de dérogation faite auprès de la Fédération française de voile pour permettre à SVR Lazartigue de courir sans certificat de jauge – François Gabart et Tom Laperche terminent deuxièmes. Au retour de Martinique, la discussion reprend mais se crispe, avec des désaccords sur l’interprétation de la règle 3.11, et notamment sur la définition du pont.
Devant ce blocage, la classe fait appel au groupe d’experts prévu par l’article B.1.2 de ses règles de classe. Constitué de Luc Gellusseau, Philippe Pallu de la Barrière et Bernard Nivelt – qui, tenus par un accord de confidentialité, n’ont pas souhaité s’exprimer – il reçoit les plans et visite le bateau le 11 janvier. Il rend une semaine plus tard au comité de surveillance son rapport – également couvert par un accord de confidentialité – qui juge que le bateau est conforme à la règle 3.11. Le comité de surveillance émet alors un avis – consultatif – favorable à la délivrance du certificat de jauge. “Le rapport est sans équivoque, il y avait une vraie porte de sortie pour siffler la fin de la partie”, souligne une source proche du dossier.
La classe refuse pourtant de suivre l’avis des experts mandatés selon ses propres règles et informe fin janvier MerConcept de son intention de solliciter celui de World Sailing. “Le rapport d’expertise est un avis consultatif, nous n’avons aucune obligation de le suivre, justifie Ronan Lucas. Pour nous, il ne fait pas une interprétation, mais une révolution, dans le sens où il fait disparaître la notion de pont telle qu’elle était entendue jusqu’ici. Ça engendre du coup tout un tas de questions. On se dit alors : « Pourquoi pas ? Mais faisons valider ce rapport par World Sailing. » On n’a pas voulu aller à son encontre, notre but était de valider que sa vision était la bonne ou non, rien d’autre. On demande donc à MerConcept si on peut transmettre ce rapport à World Sailing, et là, on a un refus catégorique.”
La FFVoile
tente une médiation
Dans un courrier daté du 3 février, l’équipe SVR Lazartigue refuse effectivement, estimant que le rapport des experts et l’avis du comité de surveillance font foi. “Le comité était là pour trancher, il a eu tous les éléments pour donner une réponse, pourquoi les armateurs de la classe n’écoutent pas l’organe compétent qu’ils ont mis en place ? On est alors début février, on a une Route du Rhum à préparer, on n’est pas d’accord sur le fait d’aller plus loin dans la procédure”, confirme François Gabart.
Devant la situation bloquée, la Fédération française de voile – dont le président, Jean-Luc Dénéchau, n’a pas souhaité s’exprimer – propose une médiation et organise le 16 février une réunion avec tous les armateurs – y compris Didier Tabary, président de Kresk et partenaire de François Gabart – pour mettre à plat un certain nombre de sujets, dont celui du recours à World Sailing. A l’issue de la discussion, toutes les parties signent un protocole acceptant de recourir à l’avis de la fédération internationale.
C’est là que l’équipe de SVR Lazartigue apprend que, malgré son refus notifié le 3 février, la démarche a déjà été entreprise par la classe Ultim qui a sollicité l’avis de World Sailing en transmettant des questions et un schéma. Des questions que François Gabart et MerConcept estiment “biaisées” et, surtout, un dessin qui n’est produit ni par l’équipe, ni par les architectes de VPLP. “Le schéma produit n’est pas du tout SVR Lazartigue, ce n’est même pas un bateau, commente un expert en architecture navale. Il y a une succession de boîtes dans lesquelles tu ne sais pas par où tu rentres et tu sors, tu ne sais pas si l’eau circule… Forcément, quand ta question est de savoir si ce diagramme respecte l’OSR 3.11, tu ne peux que répondre non.”
Qui a produit ce document et pourquoi ? “Des membres de la classe, répond Ronan Lucas. J’aurais aimé envoyer le schéma de SVR Lazartigue, mais ça engendrait le risque d’être poursuivi pour divulgation d’informations confidentielles, donc on a envoyé un dessin en essayant d’être le plus fidèle possible à l’esprit du bateau de François Gabart et en demandant à World Sailing, l’autorité qui fait la règle, de définir ce qu’est un pont, je ne vois pas en quoi cette demande est tendancieuse. Et on a alors un retour de World Sailing qui balaie littéralement l’avis des experts.”
World Sailing
précise sa position
L’interprétation publiée le 23 février par l’Américaine Sally Honey, présidente du sous-comité des règlements spéciaux de World Sailing, à partir du schéma fourni, estime en effet que le bateau n’est pas conforme à la règle 3.11. Ce dont se prévaut la classe Ultim dans son communiqué de presse de lundi dernier : “Le 23 février, le World Sailing a rendu un avis négatif arguant que SVR-Lazartigue ne remplissait pas les critères de conformité requis pour faire valoir l’obtention de son certificat de jauge par la Classe.”
Informée depuis que le dessin n’était pas précisément celui de l’Ultim de François Gabart, World Sailing nous a répondu par un mail de Jaime Navarro, directeur du Technical and Offshore Committee : “L’interprétation ne concerne pas spécifiquement le trimaran SVR-LAZARTIGUE et n’a pas pour but d’affirmer la conformité de ce bateau particulier par rapport aux règles. La détermination du respect des règles reste de la responsabilité de l’autorité compétente pour chaque événement.”
A ce jour, et alors que SVR Lazartigue s’est inscrit cette semaine à la Route du Rhum (*) – la liste sera officialisée mercredi prochain par OC Sport Pen Duick, qui n’a pas souhaité commenter ce litige -, les positions des deux parties semblent très éloignées, tant sur l’interprétation de la règle que sur une éventuelle solution. L’équipe de François Gabart estime que modifier l’Ultim n’est pas possible : “Un bateau, c’est une conception globale, on ne peut pas le transformer sans le dénaturer complètement“, commente l’architecte Vincent Lauriot-Prévost. Elle continue à réclamer que la classe suive le rapport du comité de surveillance et réclame sa diffusion publique. La classe Ultim refuse et se prévaut toujours de la fédération internationale : “Personne n’empêche MerConcept d’envoyer ses plans et ses questions à World Sailing, on suivra alors ses réponses”, explique Jean-Christophe Moussard.
Ce à quoi François Gabart répond : “World Sailing pourra redonner des interprétations, mais on n’en fait quoi ? Qui les traite ? Si c’est un bureau composé de nos concurrents, ça ne peut pas marcher.” Une question qui pose celle de la gouvernance d’une classe d’armateurs, dont le directeur général, Jean-Bernard Le Boucher, ancien directeur de l’activité mer de Macif, est en retrait sur ce dossier “pour des raisons évidentes”, nous a-t-il fait savoir.
Des dégâts d’images
Faute de règles établissant clairement qui est l’arbitre en cas de litige, ce qui est le cas par exemple au sein de la classe Imoca – “C’est le comité des règles qui arbitre et a le dernier mot, quoi qu’il arrive.” – nous confirme son président Antoine Mermod – le litige pourrait se terminer devant les tribunaux. Au risque de dégrader l’image d’une classe encore en construction, ce qui inquiète à l’intérieur même. “On est partis d’une démarche de compétiteur, qui peut être légitime pour essayer de déstabiliser l’adversaire, à une situation où il n’y a plus de discussion, avec des gens incapables de penser à autre chose que leur intérêt personnel et immédiat, on renvoie une image catastrophique“, se désole un acteur de la classe.
“C’est une histoire qui dure depuis trop longtemps et qui, si on ne trouve pas de solution, peut avoir des conséquences sur la pérennité de la classe et de l’engagement de certains armateurs dans la durée, ajoute Samuel Tual, président d’Actual. Moi le premier, je n’investis pas dans la course au large pour avoir ce type de problème à gérer, il faut revenir à du bon sens, se parler, ne pas mettre de l’huile sur le feu par médias interposés. Je suis d’un naturel optimiste et je suis persuadé qu’on va trouver une solution tous ensemble.”
(*) L’avis de course de la Route du Rhum indique qu’elle est ouverte “aux multicoques en conformité avec les règles de la classe Ultim 32/23, sauf exception qui devra être validée par l’AO [autorité organisatrice] en concertation avec la Classe.
Photo : Jean-Marie Liot/Alea