Le départ de The Transat CIC a été donné dimanche dernier de Lorient à destination de New York (à suivre sur notre site). Comme lors de chaque grande course, Tip & Shaft vous propose un décryptage en compagnie de plusieurs experts. En l’occurrence, ce vendredi, Franck Cammas, Yann Eliès, Corentin Douguet et le spécialiste du routage météo, Jean-Yves Bernot.
Après cinq jours de course, nos quatre experts convergent pour dire que le scénario météo est assez inhabituel pour une traversée de l’Atlantique Nord dans le sens est-ouest, avec plus de portant que prévu. “J’ai des souvenirs de transat anglaise où ils étaient quand même beaucoup plus près du vent. Ça s’explique par le fait que les dépressions sont basses en ce moment sur l’Atlantique, ce qui leur offre une route au portant virile mais correcte, mais c’est top, ça leur fait une très bonne répétition en vue du Vendée Globe”, résume Jean-Yves Bernot.
“C’est une course super intéressante, parce que toutes les allures et forces de vent ont été traversées depuis le départ, on a donc pu voir les bateaux dans toutes les conditions, avec même pas mal de portant dans la brise, ce qui est relativement rare dans ce sens”, ajoute Franck Cammas. Portant ne veut pour autant pas dire course plus facile, comme le fait remarquer Yann Eliès : “L’enchaînement des phénomènes météo a été rapide, on voit que c’est dur dans toutes les classes, avec pas mal de problèmes techniques et d’abandons. On s’achemine vers un temps record, mais la vitesse a un coût.”
Après cinq jours de mer, 5 Class40 sur 13 partants et 7 Imoca (sur 33) ont dû abandonner, tandis que Clarisse Crémer a mis sa course entre parenthèses. Parmi les favoris, Charal a fait demi-tour au bout de 24 heures, suite à une avarie au niveau de l’étai de J2. Ce qui fait dire au même Yann Eliès : “Ça fait mal au cœur parce qu’ils dépensent beaucoup d’énergie, de temps et d’argent pour faire quelque chose de bien, mais ça reste dans la lignée de ce qu’on a vu, à savoir que le bateau est léché, performant, mais certaines bases de la fiabilité ne sont pas assurées. Ça va être dur de trouver les clés et de faire les bons choix pour se remettre à l’endroit en vue du Vendée Globe.”
Des petits choix stratégiques
Si le scénario depuis le départ n’a pas donné lieu à de grosses options, les marins ont tout de même dû faire des choix, décrits par Jean-Yves Bernot : “Il y a eu des arbitrages sur le premier centre dépressionnaire au sud-ouest de l’Irlande entre prendre très nord pour bénéficier par la suite du vent de nord-ouest – ce qu’ont fait Charlie (Dalin), Yoann (Richomme) et Yannick (Bestaven) – et passer moins de temps dedans, donc prendre plus sud – comme Paul Meilhat et Nico (Lunven). Ceux du nord s’en sont un tout petit mieux sortis.”
Et ce dernier de poursuivre : “Après, il y a eu un bon bord de sanglier sur lequel les gros bras ont assumé leur statut, puis une petite dorsale dans laquelle tout le monde a cherché le point magique, mais il n’y a pas eu de grosses différences. Et jeudi, nouveau petit centre dépressionnaire à négocier : si tu allais trop loin dans le centre, tu te faisais empétoler, si tu n’allais pas assez loin, tu n’avais pas un bon angle de sortie.”
A ce jeu de la stratégie, Charlie Dalin a su parfaitement tirer son épingle du jeu, lui dont on se demandait s’il allait pousser à fond sur Macif Santé Prévoyance, compte tenu de ses enjeux de qualification pour le Vendée Globe. “On connaît bien Charlie, ça lui ressemble de partir pied au plancher. Il a en plus eu un début de course favorable à son bateau, particulièrement à l’aise au près et au reaching un peu fermé, il a bien fait le job”, note Corentin Douguet.
S’il est d’accord avec le constat de l’aisance du plan Verdier au près et au reaching, mais aussi dans les petits airs, Franck Cammas note cependant qu’il “est moins au-dessus du lot dans ces conditions que ne l’était Apivia [l’ancien bateau du Havrais, dont l’actuel est une évolution] qui était parfois intouchable. On voit que sur ses allures de prédilection, quelques bateaux peuvent désormais matcher avec lui.”
En tête les quatre premiers jours de course, Charlie Dalin a cédé les commandes jeudi à Yoann Richomme. D’abord parce que le Normand a eu le droit à un départ à l’abattée qui, selon nos experts, l’a sans doute contraint à bricoler et lui a fait perdre des milles précieux sur son rival – 55 d’écart au moment où nous bouclions de numéro de Tip & Shaft. Ensuite parce que Paprec Arkéa semble avoir un plus au portant et que son skipper n’a pas froid aux yeux : “On a déjà vu l’an dernier que les plans Koch-Finot Conq ont un plus dans ces conditions“, confirme Corentin Douguet. “Yoann est là où on l’attend, mais c’est toujours aussi bluffant de voir avec quelle rapidité il maîtrise un support qui lui était inconnu il y a un an”, note de son côté Yann Eliès.
Les bons points pour
Davies, Herrmann et Meilhat
Derrière ce duo, nos experts soulignent l’excellente prestation de Sam Davies, à la lutte avec Boris Hermann pour la troisième place vendredi après-midi. “Ses débuts n’avaient pas été très fluides avec ce bateau [plan Manuard mis à l’eau en 2022], elle revient fort, elle a l’air heureuse sur l’eau, elle fait de belles trajectoires”, commente Corentin Douguet. “J’ai l’impression de voir chez Sam une sorte de second souffle, ajoute Yann Eliès. J’avais trouvé lors des entraînements qu’elle rayonnait, cette course le confirme, ce serait super de la voir sur le podium à l’arrivée.”
Elle devra pour cela sans doute livrer une belle bataille à Boris Herrmann qui, après une entame de course timide, revient fort, grâce notamment à la puissance au portant de son plan VPLP Malizia-Seaexplorer, déjà notée dans les mers du sud sur The Ocean Race. “Boris, on a l’impression que c’est un diesel, avec un temps de chauffe un peu long, mais une fois qu’il est lancé, il envoie, poursuit le Briochin. C’est pour moi un potentiel vainqueur du Vendée Globe, il dispose d’une machine faite pour cet exercice.” Pour Franck Cammas, “Malizia est certainement le meilleur bateau dans la grosse brise au portant. Avec ses nouveaux foils, il va être un des bateaux références autour de l’Antarctique l’hiver prochain.”
Autre bonne surprise pour nos experts, la belle tenue de Paul Meilhat sur Biotherm, même si, depuis vendredi matin, ce dernier a perdu du terrain. “On l’avait vu en difficulté lors de The Ocean Race au portant dans la brise, on voit qu’il a passé un cap. Ce n’est pas le plus à l’aise, mais il peut avoir moins de complexes qu’avant. Il a en plus bien manœuvré, pris une bonne option plus au sud de la flotte, il n’a pas eu de gros trous dans sa vitesse“, loue Franck Cammas.
Pour les bateaux à dérives, “Benjamin Ferré était vraiment bien avant son avarie, il était même dans le rythme des bateaux à foils”, note Franck Cammas, tandis que la palme du moment revient à Tanguy Le Turquais, premier de ce classement officieux ce vendredi. “Il avait déjà démontré de belles choses sur Retour à La Base avec sa remontée, mais c’était difficile de comparer, parce qu’il était parti après tout le monde et n’avait pas eu les mêmes conditions, commente Yann Eliès. Là, il vient en tout cas confirmer l’impression qu’il avait laissée, on voit qu’il se révèle dans un exercice qui, je pense, est fait pour lui, plus que le Figaro qui était plutôt un passage obligé.”
Match à trois en Class40
La suite du programme pour les Imoca ? “Ils devraient avoir du vent portant à peu près établi jusqu’à 400 milles de l’arrivée, derrière, il y a plus d’incertitude, analyse Corentin Douguet. Il y aura au moins une transition entre le nord-est qui les accompagne jusqu’à dimanche et un petit coup de sud-ouest, probablement pas très long, vont-ils réussir à le garder jusqu’à l’arrivée [lundi ou mardi] ou vont-ils devoir gérer une autre transition ? Ce qui est sûr, c’est qu’il reste du taf !”
Du côté des Class40, la bataille fait rage ce vendredi entre les trois skippers de tête, Ian Lipinski, Fabien Delahaye et Ambrogio Beccaria qui se tiennent en 10 milles. La performance de Ian Lipinski sur le premier scow mis à l’eau (été 2019), donc plus ancien que ceux de ses concurrents, est-elle une surprise ? “Je pensais qu’il serait un peu plus à la peine en début de course, mais il a tenu la marée dans les conditions dans lesquelles son bateau est réputé moins à l’aise, répond Yann Eliès. C’est là qu’on voit que le skipper arrive vraiment à faire la différence, il met beaucoup d’engagement.”
Corentin Douguet ajoute : “Crédit Mutuel reste un bateau polyvalent que Ian connaît par cœur, donc il en tire vraiment la quintessence. Et franchement, la flotte est assez homogène. Depuis deux-trois ans, tous les modèles de scows ont gagné une course.” Et ce dernier de confier, quand on lui parle du scénario jusqu’à New York : “Ils vont avoir du portant fort tout le week-end avec une mer bien cabossée. Il faut réussir à ne pas se faire décrocher, à ne pas casser et à garder les yeux en face des trous, parce que la suite va être très incertaine avec une succession de petits systèmes qui se déplacent assez vite”.
Verdict d’ici la fin de semaine prochaine.
Photo : Alexis Courcoux