Comme lors de chaque départ de grande course, Tip & Shaft réunit un panel de spécialistes pour évoquer les favoris de la Route du Rhum-Destination Guadeloupe. Pour cette première partie consacrée à la catégorie Ultime et à la classe Imoca, ont joué le jeu : Michel Desjoyeaux, vainqueur de la course en 2002 en Orma, Jean-Pierre Dick, 3e en 2006 et 4e en 2010 en Imoca, Yves Le Blévec, 4e en 2014 en Multi 50, l’Irlandais Marcus Hutchinson, qui a collaboré avec de nombreux skippers de la classe Imoca, Xavier Guilbaud, architecte chez VPLP, et les journalistes Anouk Corge (L’Equipe) et Jacques Guyader (Ouest-France).
ULTIME : vers un duel Gabart/Josse ?
S’ils sont six au départ, cinq devraient se battre pour les trois places du podium dans la mesure où Romain Pilliard (Remade-Use it Again !), à bord de l’ancien Castorama d’Ellen MacArthur, part sur un projet totalement différent. Parmi les cinq en question, nos spécialistes s’accordent à dire, qu’au regard du potentiel des bateaux, Thomas Coville (Sodebo) et Francis Joyon (Idec Sport) devraient avoir du mal à tenir la cadence des trois derniers bateaux sortis, soit, dans l’ordre chronologique : Macif (août 2015, avec un chantier de six mois de remise à niveau cette année), Edmond de Rothschild (juillet 2017) et Banque Populaire IX (octobre 2017).
Ces deux-là ne sont d’ailleurs jamais cités sur le podium, à l’exception de Joyon, une fois, à la troisième place. “L’un comme l’autre maîtrisent parfaitement leur bateau, mais ils ont un vrai déficit de vitesse, c’est en tout cas c’est ce que j’ai pu voir avec Sodebo en entraînement, c’était assez flagrant”, note Jacques Guyader. Ce que confirme Xavier Guilbaud : “Une grosse étape a été franchie cet été : Sodeboétait encore complètement dans le match l’année dernière, désormais, dès que les conditions sont propices à voler, il y a vite des écarts de vitesse de 4-5 nœuds. Donc, sauf casse ou conditions vraiment dantesques qui ne permettraient pas aux foilers d’exploiter leurs potentiel, ces deux bateaux vont être un peu à la peine”. Dans ces conditions, Yves Le Blévec estime que “le record va probablement tomber, avec des bateaux potentiellement bien plus rapides que celui qui détient aujourd’hui le record [Idec Sport, ex Banque Populaire VII, en 7 jours 15 heures 8 minutes et 32 secondes, NDLR]”.
François Gabart, Sébastien Josse et Armel Le Cléac’h ont donc largement les faveurs des pronostics, ce dernier à un degré moindre dans la mesure où son chavirage en avril a largement retardé sa préparation. “Ce sont des bateaux compliqués avec beaucoup de réglages et de combinaisons à tester, mais aussi énormément de données à acquérir, et c’est surtout sur l’eau que cela s’apprend”, estime Xavier Guilbaud, dont le cabinet VPLP a dessiné Banque Populaire IX et Macif. Jacques Guyader ajoute : “Armel a un petit retard dans la maîtrise, on sent qu’il est encore beaucoup à chercher le mode d’emploi, mais, avec lui, on peut toujours s’attendre à tout”.
Reste donc François Gabart et Sébastien Josse, que nos spécialistes ont bien du mal à départager, au point qu’au cumul de leurs pronostics, ils se retrouvent à égalité ! Leurs atouts respectifs ? Pour le second, indéniablement le bateau, Edmond de Rothschild ayant impressionné lors des entraînements communs à Port-la-Forêt : “L’avantage de Gitana se situe surtout dans les allures avec beaucoup d’appuis, le près et le reaching”, note Yves Le Blévec, ce que confirme Xavier Guilbaud : “Gitana fait peur à tout le monde, c’est le bateau plus puissant, avec le plus de moment de redressement. A partir de 18-20 nœuds, il est un cran plus à l’aise que les autres et Seb a désormais une bonne expérience du vol”.
Ce qui fait dire à Michel Desjoyeaux : “Il y a quelques mois, j’aurais plutôt mis Macif en tête, aujourd’hui, je dirais plus Edmond de Rothschild“. Reste que Macif, plus léger et donc plus à l’aise dans les phases de transition, a aussi des atouts, dont un skipper qui a un tour du monde en 42 jours dans les pattes. “C’est un avantage énorme, poursuit Xavier Guilbaud. François est celui qui a le plus d’expérience de la haute vitesse au large pendant des jours et des jours. Il a tenu des moyennes hallucinantes et allait dormir sous pilote à presque 40 nœuds de vitesse. Il a vécu ça, contrairement aux autres“. Une carte maîtresse pour Yves Le Blévec qui conclut : “Si je devais mettre un billet, ce serait sur François, il a le plus d’atouts dans son jeu”.
Le podium cumulé de nos experts : 1. Sébastien Josse et François Gabart, 3. Armel Le Cléac’h.
IMOCA : l’inconnue Charal et un match à quatre
Seul bateau de la génération Vendée Globe 2020 au départ de la Route du Rhum, Charal, mis à l’eau fin août, divise nos experts, entre ceux qui l’estiment trop jeune pour gagner et ceux qui pensent que son potentiel largement supérieur peut lui permettre de décrocher la timbale. Dans le second camp, Jacques Guyader explique : “La différence de vitesse et de puissance me paraît tellement énorme que si Jérémie Beyou arrive à le mener ne serait-ce qu’à 80% et qu’il ne casse pas, je ne vois qu’Alex Thomson pour l’empêcher de gagner, ce bateau est une fusée”. Michel Desjoyeaux estime quant à lui que “si ça va au bout avec des conditions favorables, ça va être impressionnant. En plus, Jérémie a fait beaucoup de multicoque, ce qui est une bonne aide pour gérer la surpuissance”.
Encore faut-il aller au bout, ce qui n’a rien d’évident aux dires de Jean-Pierre Dick qui se souvient : “Quand on a lancé Saint-Michel Virbac en septembre 2015, je n’avais vraiment pas les manettes du bateau, j’ai commencé soft”. Et malgré cela, il avait dû abandonner la Transat Jacques-Vabre en novembre. Ce que Jérémie Beyou et son équipe veulent éviter à tout prix. “C’est bien pour lui et surtout pour son sponsor d’être sur le Rhum, mais à deux ans du Vendée, tu ne vas pas tout foutre en l’air”, estime ainsi Anouk Corge. Une analyse reprise par Xavier Guilbaud : “Jérémie veut bénéficier du fait d’avoir mis son bateau plus tôt que la concurrence pour déjà anticiper des modifications cet hiver, donc il a besoin de faire cet aller-retour, c’est sa priorité n°1. Un podium serait déjà une belle victoire pour lui”.
Un podium sur lequel il figure d’ailleurs en deuxième position au cumul des pronostics de nos experts derrière Yann Eliès et devant Vincent Riou et Alex Thomson qui se partagent la troisième marche. “Yann est une valeur sûre, il sent bien les coups météo”, justifie Marcus Hutchinson, tandis que Jean-Pierre Dick, qui accompagne le Briochin sur ce projet, estime que l’expérience de la Transat Jacques Vabre gagnée en 2017 est un atout : “Le bateau est fiabilisé, à l’aise dans des conditions ventées, Yann sait qu’il peut pousser dessus“. Quant à Anouk Corge, elle met en avant le ressort psychologique : “Yann a faim, il faut qu’il trouve ce fichu budget pour son Vendée Globe, il n’est jamais aussi fort que lorsqu’il est dans cette situation”.
Tous s’accordent cependant à dire que Hugo Boss et PRB ont un potentiel supérieur à Ucar-St Michel qui n’a pu être développé [Il sera vendu à Giancarlo Pedote en fin d’année, NDLR]. “PRB a des appendices assez impressionnants qui en font un bateau très performant au reaching serré”, commente Jean-Pierre Dick. Marcus Hutchinson émet cependant un doute : “Il a peu navigué avec ses foils dans du vent fort. C’est un bateau qui a eu pas mal de soucis techniques dans le passé, est-ce que ça va tenir avec les charges supérieures liées aux foils ?” Des charges déjà éprouvées par Hugo Boss, deuxième du dernier Vendée Globe, en qui Xavier Guilbaud voit un très sérieux candidat pour la victoire : “C’est le bateau le plus abouti de la dernière génération, Alex a vraiment à cœur d’enfin gagner une grande course au large et, surtout, il n’a pas trop la pression, parce qu’il a un nouveau bateau qui arrive derrière”.
Si les quatre marins précités trustent à eux seuls tous les pronostics de nos experts, certains n’oublient pas quelques outsiders, principalement Sam Davies et Paul Meilhat. La première, que Jean-Pierre Dick considère comme “la révélation de l’année“, a beaucoup navigué depuis mars et son Initiatives Coeur a progressé grâce aux modifications de l’hiver dernier – dont l’installation du système de rake autorisé depuis le dernier Vendée Globe qui permet de régler l’incidence des foils en fonction des conditions et donc de les rendre plus polyvalents. Le second peut tirer son épingle du jeu, à condition que la météo soit avec SMA, qui n’a pas de foils : “S’il y a beaucoup de vent et de mer, du près pendant deux jours et qu’il trouve du portant VMG derrière, Paul peut très bien marcher, mais il lui faut vraiment une météo qui corresponde pile-poil à son bateau“, conclut Marcus Hutchinson.
Le podium cumulé de nos experts : 1. Yann Eliès 2. Jérémie Beyou 3. Vincent Riou et Alex Thomson.