Comme on pouvait s’y attendre (voir notre article), le Comité international olympique (CIO) a écarté la course au large du programme des Jeux de Paris 2024, choisissant à la place de dédoubler le kite. Quelles peuvent être les conséquences de cette décision sur la pratique du double et l’accès des femmes à la course au large ? Tip & Shaft a enquêté.
La décision ne faisait plus guère de doute, elle a été confirmée jeudi 10 juin : malgré le vote favorable de World Sailing, la course au large ne fera pas son apparition au programme olympique des Jeux de Paris 2024, le CIO estimant ne pas avoir reçu de garanties suffisantes sur un certain nombre de sujets (sécurité, coûts, complexité, absence d’épreuves antérieures…).
Si l’annonce n’a surpris personne, elle a forcément été mal reçue de la part de ceux qui défendaient le dossier et notamment des athlètes qui avaient fait de cette épreuve un objectif important. C’est le cas notamment du Belge Jonas Gerckens qui résume : “Je pense que le CIO rate malheureusement le coche. Quand tu vois l’engouement qu’il y a pour le double – et à mon avis, ça ne va que prendre de l’ampleur dans les prochaines années -, c’est vraiment dommage, surtout qu’on enlève une épreuve mixte pour une épreuve individuelle qu’on divise en deux parties.”
Même déception chez l’Américain Ken Read, président de North Sails et ancien vainqueur de la Coupe de l’America : “C’est vraiment dommage, car il y avait une réelle opportunité de montrer la voile sous un jour différent aux Jeux olympiques qui est l’un des événements les plus télévisés de l’histoire.” Double championne olympique de voile, la Britannique Shirley Robertson, qui s’était lancée dans l’aventure aux côtés de son compatriote Henry Bomby, ne cache pas non plus son amertume, estimant que le CIO porte un coup dur à la pratique féminine de la course au large : “C’est très frustrant parce que cette perspective ouvrait pour les femmes un chemin clair vers la course au large. Cela aurait permis de créer un vivier de femmes qualifiées qui auraient pu se lancer ensuite sur des épreuves comme The Ocean Race ou le Vendée Globe. Je suis triste parce que c’est une véritable occasion d’agir positivement à long terme qui a été manquée. L’égalité entre les sexes ne se résume pas qu’à des chiffres, c’est aussi une question d’égalité des compétences et d’opportunités.
Budgets gelés à la FFVoile
Pour certains, cet enterrement olympique de la course au large signifie la fin de l’aventure, particulièrement en France : sacrés champions d’Europe de course au large double mixte l’année dernière, Benjamin Schwartz et Marie Riou ont ainsi pris la décision de mettre un terme à leur projet, ce que nous confirme le premier, joint à son arrivée de la dernière étape de The Ocean Race Europe à Gênes (il navigue, tout comme Marie Riou, sur Corum L’Épargne) : “Le projet avait du sens si la discipline devenait olympique, donc on n’a pas l’objectif de prolonger. On verra si la dynamique prend quand même, mais il n’y aura pas de soutien fédéral.”Effectivement, du côté de la Fédération française de voile, l’annonce du CIO a clairement mis un coup de frein au programme, au point que la France ne devrait pas présenter d’équipage lors des championnat d’Europe et du monde de course au large double mixte, prévus en L30 en septembre dans le cadre de Nastro Rosa, le Tour d’Italie. Ce que confirme la vice-présidente, Corinne Migraine : “Pas mal de financements vers le haut niveau sont fléchés parce qu’il y a une médaille olympique à la clé, donc c’est vrai que ça va forcément casser une dynamique dans certaines fédérations. Chez nous, tous les budgets qui devaient aller vers cette discipline ont été gelés, l’entraîneur Pascal Rambeau n’y est plus affecté et ça m’étonnerait qu’on envoie des coureurs sur ces deux championnats, d’autant qu’ils tombent à une très mauvaise période, pendant la Mini Transat et la Solitaire du Figaro.”
“Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas les JO qu’il faut enterrer le sujet”
A l’inverse, certains ont l’intention de poursuivre, à l’instar du duo Jonas Gerckens/Sophie Faguet, qui compte disputer les deux échéances de l’été: “La Fédération belge nous suit toujours à 200%, elle attend de connaître le programme proposé pour les prochaines années. Ce que j’espère, c’est que World Sailing va quand même garder sa ligne de conduite et soutenir un championnat du monde, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas les JO qu’il faut enterrer le sujet”, confirme Sophie Faguet.Même ambition affichée du côté de Dee Caffari, qui défendait les couleurs britanniques sur le Championnat d’Europe 2020 aux côtés de James Harayda : “Les championnats d’Europe et du monde sont clairement sur notre liste cette année. Evidemment, la décision du CIO nous impose de réfléchir sur nos plans à long terme, mais à court terme, notre programme reste inchangé. Nous avons de la chance en Grande-Bretagne d’avoir beaucoup de courses, nous sommes inscrits à la première édition des UK Double Handed Offshore Series, qui comprend 6 événements dont le Fastnet, et sont soutenues par la RYA (la fédération britannique).”
Cette dernière, selon son “director of racing”, Ian Walker (double médaillé d’argent olympique et vainqueur de la Volvo Ocean Race 2014-2015), ne compte cependant plus porter de projet en vue des épreuves internationales de l’été : “La RYA sélectionnera une équipe si des personnes souhaitent y aller, mais nous ne financerons plus l’équipe ou un entraîneur.“
World Sailing affiche son soutien
Joint par Tip & Shaft, l’organisateur italien des championnats d’Europe et du monde, Riccardo Simoneschi, se montre cependant confiant sur la participation : “Aujourd’hui, 14 nations nous ont confirmé leur intérêt, nous allons ouvrir les inscriptions lundi.” Si ces marques d’intérêt se confirment, les deux épreuves devraient donc avoir lieu cet été, mais quid de la suite ? Pour la plupart de nos interlocuteurs, la décision du CIO ne va pas pour autant mettre un coup d’arrêt à une pratique qui s’est considérablement développée ces dernières années.“La course au large en double est la discipline qui connaît la croissance la plus rapide en voile depuis plusieurs années et cela va continuer”, estime ainsi l’Américain Stan Honey, qui fait partie de l’Oceanic and Offshore Committee de World Sailing. Directeur général de la fédération internationale, l’Anglais David Graham ajoute : “C’est vraiment intéressant de voir ce qui se passe dans le monde, pas seulement dans le Solent ou dans l’ouest de la France, la pratique de la course au large en équipage réduit se développe partout, on ne peut pas l’ignorer. C’est de notre responsabilité d’accompagner cette croissance.”
World Sailing compte pour cela s’appuyer sur l’association Offshore Doubles, lancée l’année dernière par l’Américain Larry Rosenfeld qui revendique 1 700 membres dans 70 pays. “On se parle très régulièrement, ils ont notre soutien total“, confirme David Graham, qui, exauçant les vœux de Sophie Faguet, souhaite qu’un championnat du monde annuel de course au large double mixte continue à être organisé tous les ans après l’édition 2021. “La décision du CIO est plus une perte pour les Jeux que pour la course au large double mixte qui va continuer à se développer rapidement et j’espère que World Sailing proposera encore l’épreuve en vue des Jeux de Los Angeles”, veut croire de son côté Larry Rosenfeld
Reconstruire une offre en vue de Los Angeles
Un espoir partagé par beaucoup : encore faut-il structurer un processus qui, pour Paris 2024, est peut-être arrivé trop tôt. “Même si je suis un grand partisan de la voile offshore, je pense qu’il y avait encore beaucoup de questions sans réponse. J’espère maintenant qu’on va utiliser ce temps pour s’organiser afin de revenir en force en 2028. C’est clair que World Sailing doit se pencher sur la manière de s’y prendre”, note Ian Walker. Qui propose au passage une piste de réflexion : “Je pense que nous avons besoin d’un bateau. Il faudrait peut-être organiser un concours de design pour un bateau de double mixte bon marché et durable, et si celui-ci est suffisamment bon, les gens investiront dedans. Nous pourrons alors créer des événements.”Pour Corinne Migraine, la balle est également dans le camp de World Sailing : “La prochaine mission de World Sailing va être de proposer un objectif suffisamment attractif pour que les différentes fédérations et les athlètes aient envie de continuer dans la course au large double.” Ce à quoi David Graham répond : “Je pense que la communauté offshore voit la décision du CIO comme un report, nous devons mettre en place un process en vue de Los Angeles, je suis confiant dans le fait que nous allons trouver la bonne formule.”
Une bonne formule qui, pour nos interlocuteurs, doit continuer à promouvoir la mixité. “L’accès à la voile hauturière pour les femmes se développe et je suis sûr que cela va continuer. C’est un objectif partagé par tous : hommes, femmes, organisateurs d’événements, sponsors…”, estime ainsi Stan Honey. “Même si la décision du CIO peut restreindre les opportunités disponibles, je crois qu’il y a des progrès dans ce domaine“, constate quant à elle Dee Caffari, rejointe par Sophie Faguet : “Ça ne va pas remettre en cause le mouvement qui se met en place à l’international, on le voit avec The Ocean Race, le Magenta Project…”
De son côté, Mathilde Geron, qui, avec Pierre Leboucher, s’était également inscrite dans cet objectif olympique, veut positiver : “J’ai quand même l’impression que le mixte arrive de plus en plus sur le devant de la scène. Je suis contente de ne pas être née dix ans avant, car il n’y avait pas autant d’opportunités”. La preuve : l’ancienne spécialiste de 470 fera le Fastnet en août avec Luke Berry en Class40 et “espère grimper sur un Multi50 l’année prochaine.”
Photo : Stefano Robotti / SSI Events