Plus de 80 solitaires et duos – tous au moins quadragénaires – s’élanceront mi-août de Lorient et de Marseille pour participer à la dixième édition de la Transquadra. Disputée tous les trois ans en deux étapes via Madère, cette transat draine une large majorité de bateaux spécialement conçus pour le large en équipage réduit. Tip & Shaft a enquêté pour savoir jusqu’où l’épreuve influence les choix marketing des chantiers et l’architecture des bateaux de course-croisière.
Courue à guichets fermés, la Transquadra attire toujours plus d’amateurs éclairés… et fait des émules : en 2022, les équipages auront tout juste ramené leur bateau par cargo (la deuxième étape part en janvier de Madère après quatre mois de pause), que s’élancera la Cap Martinique au départ de La Trinité-sur-mer au mois de mai.
Première transat amateur sans escale, organisée sous le patronage de l’UNCL, cette nouvelle épreuve – qui aurait dû initialement partir ce printemps – avait enregistré 48 préinscrits avant même l’ouverture officielle des guichets ! “Les régates classiques attirent de moins en moins. Par contre celles que j’appelle les régates aventure font le plein. Les gens ont besoin de sortir du cadre, analyse Eric Merlier, chef d’entreprise installé en Méditerranée où il court surtout en solitaire sur son JPK 10.30 Télémaque 3. Aujourd’hui, la vraie hiérarchie se fait sur les résultats de ces épreuves qui sont devenues le maître étalon”.
Le large en solo ou en double, phénomène de société ?
Le calendrier IRC multiplie en effet les courses en double et l’ouverture de cette catégorie dans des épreuves traditionnellement réservées aux équipages (Spi Ouest-France, Fastnet et même, désormais, Sydney-Hobart), dessine un vrai changement des mœurs. La convivialité est pour beaucoup dans ce succès selon Jean Philippe Cau, président de Lorient Grand Large et organisateur de Cap Martinique : “En solo/double plusieurs équipages refont leur match autour de la même table et ça rigole !” commente-t-il dans le guide IRC 2021.
Patron du chantier J Composites et régatier émérite, Didier Le Moal y voit surtout, comme beaucoup, la conséquence d’une dérive de la jauge : “Je ne crois pas que la course en double soit une appétence naturelle. C’est surtout le résultat de l’échec de la compétition en équipage. Trouver des équipiers, assurer la logistique et supporter les frais, c’est la plaie ! Et la jauge IRC fait la promotion d’équipages trop nombreux. Quand j’ai commencé, on courait à cinq sur un half tonner. Aujourd’hui, ils sont sept, avec des mâts carbone sans bastaques…”
Reste que les bateaux se sont aussi transformés. Courue à ses débuts sur des croiseurs ou des monotypes absolument pas adaptés (Sélection, First Class10), la Transquadra est devenue au fil des ans le pré carré de chantiers qui ont spécialisé leurs modèles pour l’exercice. Un peu plus larges, un peu plus légers, plus faciles à contrôler au portant avec deux safrans…
Des bateaux de large
La transition s’est faite en 2005 avec l’arrivée des JPK 960 qui ont lancé le chantier éponyme. Jean Pierre Kelbert, son créateur, se souvient : « Le 960 était dans la lignée du Pogo 8.50 mais avec un bon rating. En 2005, nous avons gagné la transat en solo et en double et cette victoire a été un déclencheur pour notre chantier qui avait tout à prouver. Nous avons vendu une cinquantaine de bateaux. A l’arrivée en 2005, Jean François de Prémorel de Jeanneau, qui avait gagné en temps réel sur un 49 pieds classique, est venu me voir et m’a dit sur le ton de la boutade : il faut qu’on rachète ton moule ! »
Le fondateur de Jeanneau Techniques Avancées, disparu en 2020, avait déjà dans les cartons un plan dessiné par son beau-frère, Daniel Andrieu. “Jeanneau le gardait au chaud, se souvient Mico Bolo, directeur de course de la Transquadra, car dans la politique du groupe, c’était plutôt Bénéteau qui était estampillé « course ». Andrieu a simplement redessiné le cockpit pour qu’il soit sécurisant en solo et en double et une fois sorti, le bateau a marché fort.”
Depuis, JPK et Jeanneau n’ont cessé de se répondre. En 2010, le JPK 10.10 vient damer le pion au Sun Fast 3200, vrai succès commercial (plus de 250 exemplaires produits en 11 ans). Puis sortent le JPK 10.80 et le Sun Fast 3600, au maximum du rating autorisé par la Transquadra. Et en 2019, débarquent le Sun Fast 3300 et le JPK 10.30, tous deux conçus exclusivement pour l’épreuve. Résultat de cette émulation ? Cette année, les deux tiers de la flotte est composée de Sun Fast (3200, 3600, 3300) et de JPK (960, 10.10, 10.80 et 10.30), soit, au total, 53 bateaux sur les quelque 80 au départ !
Une spécialisation arrivée à son paroxysme
Si les JPK 960 et Sun Fast 3200 jouaient encore la polyvalence, les nouveaux JPK 10.30 et Sun Fast 3300 sont très typés pour la brise au portant. Jeanneau a demandé à Guillaume Verdier d’épauler Daniel Andrieu dans l’exercice et s’est offert, en la personne d’Alex Ozon, vainqueur de la Transquadra 2019 sur un Bepox pas du tout conçu pour l’IRC, un pilote d’usine clairement assumé.
De son côté Jean Pierre Kelbert – resté fidèle à Jacques Valer, architecte de tous les JPK – reconnaît que la spécialisation de ces bateaux IRC est sans doute arrivée à son paroxysme : “Le 10.30 et le 3300 sont des bateaux plus légers et plus volumineux. Ils s’arrêtent facilement quand les conditions ne sont pas très établies et demandent à être très bien menés. On est au bout de la logique, sans doute qu’il ne faut pas aller plus loin, car les gens ont fantasmé le large, le planning et sont parfois déçus d’être à la peine autour de trois bouées…”
Pour l’instant, la Transquadra continue à faire vendre des bateaux, et des marques peu portées sur l’exercice s’y mettent. C’est le cas de J composites. Pour un chantier dont les bateaux, performants entre trois bouées et soigneusement aménagés, ont longtemps été la synthèse même de la très anglo-saxonne jauge IRC, la sortie, voilà deux ans, du J 99 a été une petite révolution.
“Contrairement aux Sun Fast et aux JPK qui ne visent que ça, les courses au large en équipage réduit ne sont qu’une ligne du design brief du J 99, mais c’est vrai que ça a compté”, reconnaît Didier Le Moal. Plus accessible financièrement avec mât alu et bout-dehors fixe, disposant de la hauteur sous barrots mais d’une finition simple, le bateau a trouvé son public avec 98 unités vendues en deux ans dans le monde. “Le marché mondial des bateaux IRC de cette taille représente environ 100 bateaux par an, précise Didier Le Moal. Nous avons vendu 20 J 99 en France. Quatre courront la Transquadra, et dix autres régatent réellement sur les circuits IRC.”
135 Pogo 30 vendus, 5 inscrits à la Transqadra
Certains chantiers pensent « large » mais ne s’encombrent pas de considérations de jauge : l’allemand Dehler, par exemple, a lancé en 2019 le Dehler 30 OD, sorte de grand sportboat équipé de ballasts. Motivé aussi par la perspective de feu l’épreuve de course au large olympique, ce joli jouet affiche un énorme rating en IRC (1,049, l’équivalent de celui d’un 36 pieds) qui rendra la tâche bien difficile à Frédéric Ponsenard, skipper de l’unique modèle engagé cette année sur la Transquadra.
Quant à Structures qui avait frappé fort en 2002 avec la victoire de Michel Mirabel dans la Transquadra sur un Pogo 8.50, le chantier de Combrit refuse toujours de passer sous les fourches caudines de l’IRC “Faire un bateau IRC revient, selon nos critères, à dégrader son potentiel de vitesse, de stabilité ou de confort pour optimiser un rating, explique Erwan Tymen, directeur technique de Structures. Je ne dis pas que l’IRC conduit à faire de mauvais bateaux, mais nous continuons d’abord à produire les voiliers que l’on voudrait barrer nous-mêmes et qu’attendent nos clients”.
135 Pogo 30 ont été vendus depuis son lancement en 2013, cinq seulement sont inscrits à la Transquadra. Et rares sont les propriétaires qui ont cherché à couper les ailes de leur monture pour améliorer son rating.