Morgan Lagravière enchaîne : vainqueur il y a deux semaines de la Guyader Bermudes 1000 Race avec Thomas Ruyant sur For People, le marin a disputé l’ArMen Race en Class40 avec Xavier Macaire (3e) et se trouve cette semaine à Torregrande (Sardaigne) pour les Mondiaux Masters de kitefoil (plus de 35 ans). Celui qui vient de fêter ses 36 ans a trouvé le temps de répondre jeudi à Tip & Shaft.
► Te voilà donc en Sardaigne, tu n’arrêtes donc jamais ?
(Rires) C’est le premier championnat du monde de kitefoil Masters, c’est agréable de courir avec des gens qui ont les mêmes contraintes que ceux de mon âge et à peu près le même niveau ! Et mine de rien, en plus de te faire plaisir, tu as toujours des choses à apprendre et à transposer sur d’autres supports, ça sert l’activité professionnelle. Quand j’étais en voile olympique, j’étais admiratif des Peter Burling ou Nathan Outteridge, que je voyais évoluer en 49er et qui avaient cette capacité à passer sur d’autres bateaux en réussissant à être bons partout.
► Tu as de ton côté découvert For People récemment, as-tu tout de suite eu l’impression qu’il était différent de l’ex LinkedOut, le précédent bateau de Thomas Ruyant, avec lequel tu as gagné la Jacques Vabre en 2021 ?
Carrément ! J’avais fait juste une navigation de 24 heures avant de convoyer le bateau vers Brest pour la Guyader Bermudes 1000 Race, et d’entrée, j’ai eu de bonnes sensations. Dès que tu sors du port et que tu prends trois clapots, tu vois vite que ce n’est pas le même bateau, il est plus marin, plus confortable à l’impact, il tape moins. Un autre gros point positif, c’est qu’il met beaucoup moins le nez dans l’eau, tu as moins ces grosses décélérations qu’on avait sur LinkedOut, surtout dans de la mer formée au portant. Et quand bien même il met le nez dans l’eau, ce ne sont pas des arrêts buffets. Ensuite, il est globalement plus tolérant à certaines assiettes. L’ancien avait une carène qui nécessitait vraiment de naviguer à des angles de gîte bien précis : quand tu étais trop à plat, tu étais moins performant parce que la carène collait à l’eau, et quand tu étais trop gîté, ça n’allait pas non plus, donc il fallait être tout le temps dessus. Là, le fait que la carène soit plus ronde donne plus de tolérance. La contrepartie, c’est que le bateau est beaucoup plus joueur : avec ces surfaces plus rondes, tu as une stabilité un peu moins marquée, ce qui nécessite de mettre pas mal d’énergie pour trouver le bon équilibre. Si tu veux accéder à la performance max, il faut trouver les bons réglages sur les différents paramètres, mais c’est génial !
“La Jacques Vabre, un super moment de vie”
► Première course du bateau, première victoire, était-ce une surprise pour vous ?
Forcément un peu, parce qu’on avait tellement d’incertitudes, entre le nouveau bateau et nos retrouvailles avec Thomas, qu’on ne s’était pas fixé d’objectifs de performance. Mais on a vite vu que le bateau était tout de suite fonctionnel, il ne nous a pas posé de problèmes majeurs, ce qui nous a permis de pouvoir l’utiliser d’entrée comme on le fait en général en compétition. Et on a découvert beaucoup de choses, notamment lors du bord entre le Fastnet et le waypoint suivant, au cours duquel, comme on s’était bien trompés sur la configuration de voiles, on a réussi à compenser ce déficit en passant du temps à la barre. Car une autre grosse différence de ce bateau, c’est qu’il se barre, contrairement au précédent qui était très dur au niveau du système de barre. Je suis très sensible à ça, je trouve que barrer permet d’aller chercher énormément de sensations et de communication avec le bateau. Pour avoir vu le film Avatar il n’y a pas longtemps, je dirais que c’est un peu une manière de se connecter et de fusionner avec son avatar. Là, grâce au système de barre qui est beaucoup plus fluide, on a pu y passer du temps, ce qui nous a permis de découvrir très vite des particularités dans le comportement et l’équilibre du bateau.
► Le grand objectif de la saison sera la Transat Jacques Vabre Normandie-Le Havre, comment vois-tu cette course ?
Ça va être génial, avec un super plateau, tous les nouveaux bateaux, l’Imoca sera la classe phare. C’est une vraie chance pour moi de participer à cet événement en étant potentiellement en mesure de viser la victoire, je vois ça comme un super moment de vie et une vraie opportunité de prendre du plaisir.
► Tu faisais partie l’an dernier de l’équipage du Maxi Edmond de Rothschild, comment as-tu vécu le long hiver sans partir sur le Trophée Jules Verne (la seule tentative s’est arrêtée au bout de quelques heures) ?
Difficilement. Je me souviens avoir entendu Erwan (Israël, le navigateur) me dire il y a deux ans, lors de la précédente campagne : “Tu verras, les stand-by, c’est la galère, c’est ce qu’il y a de pire”. A l’époque, comme on avait été plus actifs pendant le stand-by avec deux tentatives, je m’étais dit que ce n’était pas si terrible que ça. Mais cette année, j’ai trouvé ça dur, particulièrement les faux départs. Tu quittes la maison, tu dis au revoir à ta femme et à tes enfants en pensant que tu vas les retrouver quarante jours plus tard, et le soir, tu rentres à la maison ! C’est arrivé trois-quatre fois, à tel point qu’à la fin, je n’étais plus du tout crédible quand je partais ! C’était très particulier à vivre, surtout pour moi, car je suis quelqu’un de très émotif. Maintenant, la météo n’a jamais été simple et les décisions prises étaient les bonnes. C’est dommage, parce que le challenge était exceptionnel, avec un bateau au top et un équipage au sein duquel tout le monde se connaissait super bien. Maintenant, ça n’effacera pas la super expérience des trois années que j’ai passées avec le Gitana Team, au cours desquelles il n’y a pas eu beaucoup d’échecs.
► Tu vas continuer avec eux ?
Je ne sais pas du tout. Aujourd’hui, je ne fais pas de plans sur la comète, mon seul horizon est la Transat Jacques Vabre.
“En Imoca, tu ne t’ennuies jamais”
► Tu parles beaucoup de plaisir, est-il le même en Ultim qu’en Imoca ?
Si tu me demandes vraiment de comparer, je te répondrai qu’aujourd’hui, j’en prends plus en Imoca, parce que mon plaisir sur l’eau est vraiment lié à l’optimisation de la performance. Et comme je te le disais, les nouveaux bateaux étant très instables, ils nécessitent vraiment d’être focus sur tous leurs éléments périphériques pour accéder à la performance max. Si bien que tu ne t’ennuies jamais, c’est non-stop. Cette excitation permanente me permet de m’épanouir beaucoup. En Ultim, c’est un peu différent, mais c’est surtout lié au fait que j’ai toujours navigué en équipage, donc pour moi, l’exercice était un peu différent. Sinon, les sensations sont exceptionnelles, surtout sur Gitana qui est un bateau incroyable.
► Tu es un équipier très demandé, comment le vis-tu ?
C’est vrai que je n’ai jamais eu autant de sollicitations, c’est encore le cas sur The Ocean Race, je reçois des propositions à chaque fin d’étape. Je pense que la victoire sur la Jacques Vabre 2021 puis l’enchaînement avec Gitana m’ont un peu mis en avant. Il y a aussi de plus en plus d’investissement dans la course au large, donc de plus en plus de skippers qui ont leur propre projet, ça veut dire potentiellement moins d’équipiers avec un peu d’expérience disponibles. Pour moi, vu le côté instable de ce métier, c’est valorisant et rassurant, parce que parfois, notamment lors des années « solitaire », tu as des doutes, ce n’est pas toujours tout rose. Mais avec le temps, j’ai appris que le projet parfait n’existait pas, et aujourd’hui, ce que je vis est l’équilibre qui me correspond le mieux. Je suis heureux de cet enchaînement, des gens avec qui je travaille, j’ai trouvé ma place, je suis comme un poisson dans l’eau dans ce rôle.
► Comment se fait-il qu’on ne t’ait pas vu sur The Ocean Race ?
Il y a plusieurs raisons. D’abord des incompatibilités de planning, je ne peux pas me permettre d’impacter la préparation sportive de Thomas. Et vis-à-vis de lui et de son équipe, je pense que ça n’aurait pas forcément été très bien perçu de me voir manger à tous les râteliers. Il me fait confiance, me permet de vivre des choses top, donc l’idée, c’est de servir son projet à 100%. Je vais juste faire quelques sauts de puce à droite à gauche, notamment un peu de Class40 avec Xavier Macaire. Et il ne faut pas négliger l’environnement familial, très important pour moi. Si tu pars tout le temps, ça peut avoir certaines conséquences que je n’ai pas envie de vivre. Le kitefoil cette semaine, je l’ai négocié avec ma femme pour mon anniversaire [il a fêté ses 36 ans mardi, NDLR] !
► Tu n’as plus envie d’avoir ton propre projet ?
Aujourd’hui, non. Parfois, tu te dis que le fait d’avoir ton projet t’apporte plus de notoriété, c’est un peu la carotte, mais, ça entraîne aussi beaucoup de contraintes et d’investissement qui ne sont vraiment pas négligeables. Donc, si je peux garder le plus longtemps possible l’équilibre que j’ai aujourd’hui, ça me convient. Je n’ai pas de perspectives personnelles, ni d’ambitions particulières, par contre, je veux garder cette notion de plaisir qui est essentielle pour moi parce qu’elle alimente ma capacité à être performant à 100%.
Photo : François Van Malleghem
