Son cabinet Juan Yacht Design a signé en 2019 un retour en Imoca – catégorie qui ne lui a jamais vraiment réussi – en dessinant Arkéa Paprec et Corum L’Epargne. Auréolé par trois victoires dans la Volvo Ocean Race, Juan Kouyoumdjian, 48 ans, reste l’un des architectes les plus éclectiques de sa génération. Son spectre couvre aussi bien l’olympisme (Finn) que la Coupe de l’America en passant par les monocoques de record ou les voiliers de production (le dernier Club Swan 50). Pour Tip & Shaft, il revient sur les enjeux actuels de l’Imoca et de la Coupe de l’America.
Tu n’avais pas dessiné de 60 pieds depuis Cheminées Poujoulat en 2011. Comment s’est passé ton come-back en Imoca ?
C’est évidemment le projet de Sébastien Simon qui a été le déclencheur. Il m’a demandé de travailler avec lui fin 2017. J’ai reçu assez vite après une deuxième proposition mais comme j’avais signé un accord de non concurrence, j’ai dû décliner. Avant la mise à l’eau l’été dernier, un troisième projet nous a été proposé avec Corum l’Epargne. Pour d’autres raisons, j’ai reçu l’autorisation de m’engager sur ce nouveau bateau qui sera mis à l’eau fin février et partage le même moule de coque qu’Arkéa Paprec.
Ta collaboration avec Vincent Riou – qui s’occupe du projet Arkéa Paprec – sur les foils de PRB a aussi été déterminante, non ?
Oui, j’aurais dû commencer par là. C’est vrai que nous travaillons avec Vincent depuis 2014. On a pas mal optimisé son ancien bateau, et pas seulement les foils qui sont la partie la plus visible. Avant cela, nous avions adapté PRB à la nouvelle jauge et fait beaucoup progresser le bateau qui avait été très bien conçu par Guillaume Verdier et VPLP.
Quel bilan tires-tu de la première saison de ton nouvel Imoca ?
La saison en général est positive parce que l’on apprend toujours quelque chose et j’inclus aussi l’excellente performance de PRB, je ne pense pas qu’on puisse vraiment séparer les deux. Sur le plan sportif, la saison d’Arkéa Paprec a été évidement très décevante. Tous ces bateaux sont tellement techniques et tellement poussés par les skippers que des avaries surviennent nécessairement. J’espère, pour Sébastien Simon et son équipe, que les problèmes sont maintenant derrière. Reste que le bateau a montré de belles choses. S’ils n’avaient pas cassé le second foil, Sébastien et Vincent auraient probablement terminé sur le podium de la Jacques Vabre. Mais d’emblée, on a dû faire face à pas mal de soucis techniques, notamment dans le système de contrôle des foils.
Tu parles du contrôle du rake, l’incidence des foils ?
Oui, le système que l’on avait conçu est très complexe. Il n’a pas fonctionné et le foil n’arrivait à se charger qu’à 50% de ce qui était prévu, à cause des déformations de la structure. C’était surtout vrai au vent arrière où on demande au foil de ne pousser que verticalement. Dès qu’on fermait l’angle et que le foil devait produire une composante latérale, le bateau était rapide et a même montré des performances impressionnantes sur certains tronçons de la course. Malheureusement, l’Imoca a maintenant changé la règle suite à des interprétations de jauge (voir ci-dessous). Donc, au lieu de réviser et de perfectionner notre système, nous sommes obligés de complètement le changer. C’est le gros chantier de cet hiver, avec la construction des nouveaux foils.
Est-ce qu’on sait aujourd’hui pourquoi ils ont cassé ?
Oui, c’est identifié, des experts ont été mandatés. Mais je préfère que ce soit le team qui communique sur le sujet…
S’ils n’ont pas cassé suite à un choc, ce que semblaient exclure les skippers à Salvador de Bahia, c’est qu’il y a soit un problème de conception, soit de construction, ou bien les deux ?
Ce que je peux te dire, c’est qu’un autre bateau qui s’appelle PRB a fait deux transats sans casser ses foils, alors qu’ils sont plus fins que ceux d’Arkéa Paprec. Tu en tires les conclusions que tu veux. C’est pour ça que je disais tout à l’heure qu’on ne peut pas analyser la saison en séparant la performance de ces deux bateaux.
Plus généralement, quelles leçons tires-tu de la dernière Transat Jacques Vabre ?
Je pense que Charal aurait dû gagner la course, même si l’aléa météo fait partie du jeu et ne retire rien au mérite d’Apivia. Charal a des performances consolidées et étonnantes, notamment au VMG vent arrière. Hugo Boss a lui aussi montré, sur quelques périodes, des aptitudes remarquables à cette allure. Sur le plan architectural, la leçon que je tire de tout ça est qu’il est très difficile de concevoir des foilers qui marchent bien à toutes les allures. Il y a des bateaux typés pour certaines conditions. Je n’ai pas encore vu de bateau meilleur dans toutes les conditions. La grande question qui se pose, c’est de savoir si un concept polyvalent peut toujours gagner le Vendée Globe ou s’il vaut mieux se focaliser sur une allure dans des conditions particulières. Je n’ai pas la réponse, mais c’est le grand enjeu aujourd’hui avec les foils.
Ce serait un changement complet de paradigme car, jusqu’à présent, un Imoca gagnant était nécessairement polyvalent…
Oui parce que les différences de performances étaient moindres. Avant, la polyvalence passait par la recherche de légèreté qui permettait de mieux exploiter les bateaux en solitaire. Sur des courses longues comme le Vendée Globe, la polyvalence finissait toujours par payer. Mais aujourd’hui, entre un bateau polyvalent et un autre plus typé, tu peux avoir trois nœuds d’écart à une allure donnée et ça peut tout changer.
Quelles sont les principales différences entre Arkéa Paprec et Corum L’Epargne ?
Corum a été pensé dans un concept de polyvalence justement, même si on l’a plutôt typé portant brise. Arkéa Paprec était plutôt typé reaching à sa naissance et, cet hiver, les nouveaux foils le rendront plus à l’aise au VMG portant. Je ne peux pas en dire beaucoup plus…
On reste dans l’Imoca mais en équipage : où en es-tu de ta collaboration avec le projet espagnol pour The Ocean Race ?
Sans être à plein régime, nous avons travaillé toute l’année sur le concept. On s’était donné comme échéance d’être en chantier au plus tard en mars pour avoir des chances d’aligner un projet gagnant. L’échéance approche et les choses n’ont pas avancé du côté du financement. Ce n’est pas à moi de parler pour l’équipe de Xabi Fernandez (lire son interview à Tip & Shaft ici), mais nous ne sommes clairement pas prêts à y aller. Reste le plan B de s’aligner sur un ancien Imoca refité. D’une manière générale, ce serait dommage que peu de bateaux soient construits car cette course pourrait accoucher d’Imoca vraiment très excitants.
Et la Coupe, quel regard poses-tu sur les AC75 ?
Je suis toujours ça de très près – il est d’ailleurs possible que je m’implique dans un team. La Coupe est devenue un créneau très spécifique, sur des machines très extrêmes. Même si, par définition, il n’y a besoin que de deux bateaux et trois régates pour une édition, ça n’a pas l’allure de ce qu’on a pu voir par le passé. Plus globalement, je trouve que le monde de la course perd un peu de sa force. A part les Imoca, il y a peu de prototypes en construction. Nous faisons un 125 pieds qui sera mis à l’eau en Finlande à la fin de l’été, il y a quelques IRC, mais le marché s’est tari. Et l’olympisme s’est renfermé dans une niche très « one design ». A côté de ça, le marché de l’occasion est très actif en IRC et en ORC car ce sont deux jauges qui détestent l’innovation. J’espère que je me trompe, mais on va vers un vide que le marché n’a pas vu depuis longtemps…
L’apparition du vol a beaucoup renchéri les coûts et élevé le niveau de professionnalisation. Est ce qu’on peut y trouver une cause du tarissement que tu évoques ?
C’est une excellente question et c’est sans doute un peu tôt pour donner une réponse définitive. Le vol en soi, c’est quelque chose d’extraordinaire. Mais c’est vrai que ça impacte énormément les coûts. Tu ne peux donc évoluer que sur de petits dériveurs ou dans le contexte de la Coupe. Mais sur un AC 75, si tu fais le ratio entre les 11 navigants et les 120 techniciens, c’est terrible. Cet appétit pour le vol nous a sans doute trop poussés vers des bateaux hyper techniques. Je crois que la Coupe devrait se tourner davantage vers les navigants. On n’a pas besoin d’avoir des bateaux aussi complexes pour organiser une très belle régate. Il y a seulement quatre équipes avec des budgets faramineux et lorsque tu vois le temps passé sur l’eau, c’est dérisoire. Mais la Coupe reste la Coupe… Comme dans tout domaine, l’évolution est oscillante. Je pense qu’il y aura un réajustement pour aboutir à un nouvel équilibre.
Des réglages de foils sous haute surveillance. L’arrivée des nouveaux foilers et l’observation de l’ensemble de la flotte par René Boulaire, le jaugeur officiel, ont conduit l’Imoca à interroger son Comité des Règles de Classe (CRC – composé de Daniel Andrieu, Philippe Pallu de la Barrière et Simon Forbes, directeur technique de World Sailing) à l’automne dernier. “Telle qu’était formulée la règle, cela pouvait conduire à des interprétations à la limite du cadre et de l’esprit, explique Antoine Mermod, le président de la classe. La Transat Jacques Vabre s’est courue sous un régime d’exception et le CRC a rendu son interprétation après la course, ce qui a conduit certains à revoir leur système“. L’interprétation 34.2019 – consultable sur le site de l’Imoca – précise plus clairement les degrés de liberté dans la rotation des paliers haut et bas utilisés pour guider les foils.
Photo : Eloi Stichelbaut/Corum L’Epargne
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