Il y a dix jours, Jean-Pierre Dick annonçait via un communiqué qu’il transmettrait à partir de l’année prochaine la barre de son 60 pieds Imoca Saint-Michel-Virbac, à Yann Eliès. Arrivé jeudi dernier au Havre, d’où les deux hommes s’élanceront le 5 novembre pour la Transat Jacques-Vabre, le Niçois s’explique pour Tip & Shaft.
Comment as-tu pris la décision de céder la barre de ton bateau à Yann ?
C’est un long processus personnel : j’ai l’impression d’avoir écrit mon histoire avec le Vendée Globe, elle a été riche et je suis très fier d’avoir terminé trois des quatre Vendée Globe que j’ai commencés -nous ne sommes que deux dans ce cas sur cette planète : Jean Le Cam et moi. Pour y retourner une cinquième fois, il aurait fallu une motivation hors du commun ; aujourd’hui, j’ai clairement envie de passer à autre chose. Je sais ce que cela demande en termes d’implication personnelle et je pense que Yann sera le mieux placé dans trois ans pour gagner cette course.
Cet arrêt est-il lié à la fin du partenariat avec Virbac, l’entreprise de ta famille qui t’accompagnait depuis ton premier Vendée Globe ?
Avec Virbac, nos destins étaient liés : ils n’allaient pas continuer si je n’étais plus à bord, nous avons construit notre histoire ensemble, le partenariat a débuté parce que je suis vétérinaire de formation et que les vétérinaires constituent une clientèle importante pour l’entreprise. C’est donc difficile pour eux d’investir dans un projet voile si je n’en suis pas le moteur. Mais moi, je continue avec un super projet aux côtés de Yann.
Ne ressens-tu pas un petit pincement au cœur ?
C’est une sacrée étape, mais c’est aussi la sagesse qui parle. Dans ma famille, nous sommes entrepreneurs, c’est aussi important pour un entrepreneur de savoir passer la main, transmettre. Dans notre histoire, tout ne s’arrête pas avec le fondateur, alors je me sens investi de la responsabilité de faire perdurer cette histoire avec Yann. Michel Desjoyeaux a su bien le faire avec Mer Agitée. La course au large se professionnalise, il y a besoin de structures comme les nôtres pour accompagner des projets qui sont de moins en moins des « one shot ». J’ai mené à bien trois Vendée Globe sur quatre, je peux assurer à un sponsor une expérience, une expertise, un certain sérieux.
Tu vas donc continuer à vivre pour le Vendée Globe, mais par procuration…
Oui, le Vendée Globe fait partie de l’ADN d’Absolute Dreamer, la structure que j’ai montée. On a investi dans des hommes qui ont une vraie expérience, nous avons aussi un savoir-faire en termes de gestion des sponsors, puisque nous avons mené à bien un projet pluri-partenaires qui leur a donné satisfaction. La structure doit continuer à vivre avec un projet compétitif : je suis toujours allé sur le Vendée Globe pour le gagner, même si la course ne m’a pas toujours réussi. C’est là que nos ambitions se rejoignent avec Yann : il veut gagner le Vendée Globe, moi aussi, je n’ai pas envie de lâcher. Mais je passe du rôle de skipper à celui de manager à terre. Maintenant, il reste quelques étapes à franchir pour y arriver, en premier lieu celle de trouver un partenaire-titre.
Virbac arrête, quid de Saint-Michel ?
Saint-Michel continue dans le projet mais plus en tant que sponsor-titre.
De quel budget as-tu besoin ?
C’est un budget pour être performant sur le Vendée Globe, comme cela a été le cas jusque-là avec mes partenaires. Et c’est pour 2018, nous sommes dans l’urgence, ça peut être un seul ou plusieurs sponsors-titres.
As-tu de ton côté des projets personnels de navigation ?
Pour l’instant, je ne veux rien dire. J’ai vécu une histoire personnelle avec le Vendée Globe, c’est important de tourner cette page et de me poser un peu. Cela fait seize ans que je navigue au plus haut niveau, avec des courses chaque année. Ces projets sont hyper chronophages et j’ai été obligé de restreindre certaines envies. Est-ce que je veux faire l’America’s Cup, la Volvo Ocean Race, monter un projet personnel type fondation ? Tout est ouvert, mais pour l’instant, mon focus, c’est mettre en place le projet de Yann. Ce que je peux dire en revanche, c’est que ma passion pour la mer, la régate et la compétition est intacte.
Quels sont les autres projets au sein d’Absolute Dreamer ?
Il y a l’Easy To Fly, qui est très excitant. Beaucoup de gens rêvent de voler 100 % du temps, c’est ce que nous essayons de faire avec ce projet qui demande beaucoup de ressources. Nous avons déjà vendu un certain nombre de bateaux. Nous avons aussi lancé un robot à foils (voir Tip & Shaft #80), projet dont s’occupe en particulier Luc Talbourdet. Avec en plus le Vendée Globe, ça fait pas mal de boulot…
D’ici là, il y a cette Transat Jacques-Vabre 2017, le contexte est-il du coup particulier pour toi ?
Forcément, il y a une dimension particulière, je suis un être humain, je ne suis pas une machine ! Et quand j’arrive au Havre comme aujourd’hui [Jeudi, NDLR], ça fait forcément remonter des souvenirs : je repense à ma victoire sur le Tour de France 2001 qui partait du Havre, aux bons moments passés sur la Transat Jacques-Vabre, à Loïck Peyron, à Jérémie Beyou, c’est un peu ma ville porte-bonheur. Maintenant, j’essaye de bien dissocier les choses et je pars dans un état d’esprit conquérant. Nous avons été avec Yann parmi ceux qui ont le plus navigué cette année, nous avons été des bons élèves en faisant tous les entraînements à Port-la-Forêt, j’espère que ça va payer.
Dans un contexte de recherche de partenaires, la victoire est-elle encore plus nécessaire ?
Il y a des moments où, dans nos projets, on a besoin de gagner. Je pense que j’en ai besoin aujourd’hui, Yann aussi, ça serait un super truc, même si on n’a aucune garantie.
Vous avez le bateau, l’expérience, êtes-vous les grands favoris ?
Si on regarde le passé, oui : nous avons l’expérience et nous sommes certainement ceux qui ont accumulé le plus de milles en Imoca au départ de cette Transat Jacques-Vabre. Mais en face de nous, il y a toute l’énergie des petits jeunes qui montent : Malizia(Herrmann/Ruyant), SMA (Meilhat-Gahinet), Des Voiles et Vous (Lagravière-Péron)… ce sont des concurrents sérieux. Il va falloir être au niveau, mais, cette année, j’ai eu le temps de me remettre dans le bain. J’ai pas mal souffert sur le dernier Vendée Globe parce que notre projet était trop à la bourre, l’histoire du MOD 70 nous avait mis dans l’urgence. Comme je suis quelqu’un qui a besoin de temps, j’en ai manqué, j’étais un peu dans le dur. Là, je me sens plus à l’aise au départ de cette Transat Jacques-Vabre que je ne l’étais sur celui du Vendée Globe.
Donc avec Yann, vous êtes fin prêts ?
[Rires]. C’est difficile pour moi de prononcer cette phrase car je suis un éternel insatisfait. On va dire qu’on est pas mal prêts !