Ecarts colossaux, favoris recalés, classements chamboulés, skippers fébriles… : jouée habituellement dans un mouchoir, la Solitaire Urgo Le Figaro semble éternuer un grand coup en 2019 et chasser quelques décennies de certitudes. Avec un nouveau bateau, des parcours plus ouverts, un AIS qui porte moins et une météo insaisissable, cette édition du cinquantenaire pose des questions mais semble ne s’être jamais aussi bien portée. Coureurs, coachs, sponsors et organisateurs témoignent sur cette transformation avant le départ de l’ultime étape, dénouement d’une édition qui a déjà sa place dans les annales.
Tout n’a pas été dit sur cette Solitaire Urgo Le Figaro 2019 qui restera sans doute indécise jusqu’à Dieppe dont les solitaires devraient voir poindre les jetées mercredi prochain. Yoann Richomme(HelloWork-Groupe Télégramme) conserve une avance de 1 heure 11 minutes sur le second Gildas Mahé (Breizh Cola Equi’Thé) que l’on croyait définitivement perdu après sa 34e place à Kinsale à l’arrivée de la première étape. Un écart qui aurait été qualifié de “confortable” à l’ère du Figaro 2 : mais ce temps-là semble bien lointain, comme une éternité depuis le départ de Nantes après trois étapes aux scénarios improbables.
Prime aux attaquants
Tout n’a pas été dit mais on a tout de même compris que ce diable de Figaro Bénéteau 3 – qui a confirmé quelques péchés de jeunesse pendant la seconde étape (voir plus bas) – permet “d’ouvrir le jeu” comme disent les skippers, grâce à son panel de voiles plus large (un gennaker en plus du jeu de voiles du Figaro 2) et à ses franches accélérations lorsque le barreur trouve le bon angle. Des angles, justement, qui transforment les anciens bords de spi à la queue leu leu en déclarations de guerre à chaque empannage. “Aujourd’hui, les écarts de vitesse sont importants, on est encore dans une phase d’apprentissage qui va durer plusieurs saisons, analyse Tanguy Leglatin qui entraîne les figaristes de Lorient. En attendant, les stratégies de gagne-petit ne marchent plus et c’est certain que ce nouveau bateau met à l’aise les marins au tempérament d’attaquant”.
On pense bien entendu à Adrien Hardy (Sans nature, Pas de Futur !), qui a remporté la deuxième étape, après avoir optionné au sud du DST des Casquets lors de la deuxième étape et pointe au 6e rang au général. Mais aussi à Gildas Mahé qui a suivi la même route et a su également s’échapper lors de la troisième étape au passage d’Aurigny. Ironie du sort en guise de confirmation : c’est lorsque ces deux-là ont suivi leur groupe à l’ouest d’Ouessant dans la première étape que la sanction au classement a été la plus lourde. “Les marins naviguent plus à l’instinct et la faible portée cette année de l’AIS, pour des questions d’antenne commune avec la VHF, y est pour beaucoup, selon Mathieu Sarrot, directeur de l’événement. Ça remet le panache et l’audace au cœur de l’épreuve et c’est tant mieux.”
Parcours “trop chaud” ?
Reste que dans la troisième étape – qualifiée par certains “d’étape Française des Jeux” – il y a fort à parier que le scénario du terrible passage à niveau d’Aurigny se serait aussi bien produit en Figaro 2. C’est l’avis de Christian Le Pape, directeur du Pôle Finistère course au large : “Les énormes écarts ne viennent pas du bateau mais des parcours et de la météo qui a perdu la tête cette année”. L’infortuné Gildas Morvan, qui a talonné au départ de la première étape et ne reprend la course que ce samedi, a la dent plus dure : “La troisième étape part dans peu de vent vers les coins où les courants sont les plus forts d’Europe. C’est très chaud, trop chaud et pas très sérieux d’envoyer les gars après deux étapes dans le coin le plus mal famé d’Europe…”
Au final, la flotte n’a eu à déplorer que l’abandon de Tanguy Le Turquais (Queguiner Kayak) suite à son échouement dans ce fameux passage. Quelques mouillages gisent certes par 80 mètres de fond en Manche, un skipper a du démarrer son moteur en catastrophe et sept bateaux ont été sortis de l’eau à Roscoff pour contrôler le bulbe de quille suite à des talonnages, mais sans conséquences. “Nous avions décidé cette année de programmer quatre véritables étapes de large si les conditions ne s’avéraient pas dangereuses, explique Francis Le Goff, le directeur de course. C’est pourquoi nous avons été contraints d’abandonner le projet d’aller à l’île Man. Mais sur la troisième étape, je ne vois pas où est le problème. Combien de Dunkerque-Granville a programmé le Tour de France à la Voile dans son existence ? On ne vient pas de découvrir qu’il y a du courant dans le Raz Blanchard ! Et ce n’est pas parce que la flotte a trois heures de retard sur les routages au passage de Bréhat que l’on doit décider de changer le parcours. Nous avons la chance de pratiquer un sport en pleine nature. L’incertitude qu’elle suppose est une richesse et il faut vivre avec. Quand les conditions changent, il faut s’adapter.”
Adaptation et remise en cause
S’adapter, c’est bien de cela dont il était question sur la Solitaire cette année. Certains, dont le bagage riche et varié laissaient espérer le meilleur, ont raté le coche et le reconnaissent volontiers, à l’image d’un Yann Eliès (StMichel) qui émarge à la 16e place. Mais trouve que 2019 “met un bon coup de pied dans la fourmilière ce qui est quand même pas mal ! Je continue à prendre du plaisir à régater même si sur le plan comptable, ma Solitaire est bâchée.”
S’adapter, c’est aussi la question qui se posera pour l’après-Solitaire. En matière de jauge, il faudra tirer à froid les enseignements de l’épisode “boulons de trappes” de la deuxième étape, qui pour Jean-Bernard Le Boucher, responsable du programme voile Macif a “entaché la course”. En cause, la faible pénalité dont ont écopé ceux qui avaient préventivement modifié leur monotype pour éviter les voies d’eau (en remplaçant les vis de fixation par des boulons) qui ont condamné à l’abandon trois skippers sur la deuxième étape, dont Martin Le Pape (Skipper Macif 2017). “Je n’ai rien à dire sur les parcours car la Solitaire se doit d’être difficile. Et parce qu’elle est difficile, elle doit être exemplaire“, ajoute Jean-Bernard Le Boucher. D’autres dossiers seront sans doute mis sur la table. Quid de la portée des AIS ? Quid de l’information météo, de nombreuses voix réclamant la possibilité de charger des fichiers météo en course, même si cette édition a bien montré qu’ils n’étaient pas infaillibles…
Sur le plan sportif, cette Solitaire 2019 sonne comme une remise en question pour de nombreux acteurs du circuit. “L’organisation voulait de l’incertitude. Est-ce que c’est révélateur du niveau ? Sûrement pas. En même temps, l’incertitude, c’est aussi ce qui fait le sport mais c’est certain qu’on n’est pas préparé à ça”, confesse Christian Le Pape. “Ça force à se poser des questions : qu’est ce qu’il faut changer, qu’est ce qu’il ne faut pas perdre ?” reconnaît Jeanne Grégoire, entraîneur au pôle Finistère Course au large. Pour Tanguy Leglatin, “le tarif d’une heure ou deux d’écart entre des pelotons qui joueront serré va devenir le standard. Il va falloir développer de nouveaux axes de travail, apprendre à tenter et aussi à gérer, explique le coach lorientais. Mais d’ici deux ou trois ans, tout ça va se lisser par la connaissance du bateau”.
Carto addictive ! L’incertitude n’est sans doute pas étrangère au succès annoncé de cette édition anniversaire. Devenue addictive pour beaucoup, la cartographie du site internet a vu son nombre de visiteurs uniques multiplié par cinq par rapport à 2018. Un engouement qui s’est mesuré dès le départ : plateau exceptionnel oblige, les retombées médias de la course au départ de Nantes dépassaient déjà la totalité de celles de 2018.