Une semaine après le finish incroyable avec Francis Joyon autour de la Guadeloupe, François Gabart revient longuement pour Tip & Shaft sur cette édition 2018 de la Route du Rhum-Destination Guadeloupe dont il a pris la deuxième place. Le skipper de Macif évoque également les nombreux autres projets qu’il mène avec son écurie de course au large, MerConcept.
Avec un peu de recul, ferais-tu des choses différemment sur cette Route du Rhum ?
Non, je n’ai aucun regret sur ce que nous avons fait en amont pour préparer la course, ni sur les modifications effectuées sur le bateau, ni sur la façon dont j’ai navigué. J’ai attaqué au départ, ensuite j’ai géré la première nuit – ce qui ne m’a pas empêché d’avoir des avaries très pénalisantes pour la suite – et, derrière, je n’ai pas baissé les bras, je me suis battu jusqu’au bout. Après, je ne dis pas que je n’ai pas commis d’erreurs, mais honnêtement, je n’en ai pas fait beaucoup et je suis assez fier de ce que j’ai accompli du début à la fin, y compris autour de Guadeloupe.
T’es-tu arraché les cheveux pendant ce tour de Guadeloupe ?
Non, parce que tu es tellement fatigué quand tu arrives que le peu d’énergie que tu as, il faut le mettre au bon endroit, et c’est ce que j’ai essayé de faire. Tu es quand même en mode survie, avec un petit côté fataliste : il y a une montagne qui est là depuis des millions d’années, une bouée qui est là depuis 40 ans, c’est comme ça. Et c’est aussi ce qui a fait en partie l’histoire de cette course, il faut l’accepter. Je suis d’ailleurs assez content de la façon dont j’ai géré ce tour, je suis resté concentré, j’ai réussi à ne pas perdre mon sang-froid, à rester zen.
Ce qui nous a frappés à l’arrivée, c’est que malgré la déception de ne pas gagner, tu as été très positif dans tes réactions : on a presque découvert un nouveau François Gabart, celui qui ne gagne pas…
C’est vrai que, mine de rien, c’est la première fois que je ne gagne pas depuis quelques années. Mais mon discours aurait été le même si j’étais arrivé cinq minutes avant Francis. Ça peut surprendre de l’extérieur, mais, moi, ça ne me surprend pas. J’ai l’impression d’être fidèle à ce que je suis, à ce que je pense être la beauté de la compétition. Il y a cinq-six ans, je disais à l’issue du Vendée Globe que j’étais ravi, en tant que compétiteur, d’avoir vécu mon duel avec Armel, que c’était un privilège de vivre ça. Là, je pense toujours la même chose, même si je suis de l’autre côté.
Tu as enchaîné les avaries en début de course (vérin de J3, perte du foil tribord et du safran bâbord, lattes cassées), as-tu pensé un moment à abandonner ?
J’y ai pensé tout le temps et en même temps jamais plus de dix secondes. Quand le vérin de J3 casse, je me dis que ça ne change rien pour les prochaines heures de course et qu’il faut de toute façon aller au cap Finisterre. Ensuite, quand le foil tribord s’en va, je me dis ça ne m’empêche pas de sortir de la dépression et de gagner dans le Sud. Pour le safran, je vois au bout de 5-10 minutes que le bateau est quand même parfaitement manoeuvrable, même si je ne peux pas aller à certains degrés de gîte. A chaque fois, je me suis posé la question et j’avais des plans de sortie, plein d’endroits – Cadix, Madère – où je pouvais m’arrêter. Mais, finalement, je n’avais pas d’éléments incontestables pour me dire qu’il fallait m’arrêter.
Etait-ce devenu un numéro d’équilibriste de naviguer sans foil tribord ni safran bâbord ?
Oui, ça changeait la façon de naviguer, en plus c’était très différent d’un bord sur l’autre. En tribord, je pouvais pousser sur le foil, voler un peu mais pas vraiment parce que je n’avais pas d’appui à l’arrière ; ça pouvait aller assez vite, mais je ne pouvais pas me permettre d’avoir un bateau déséquilibré. Certaines configurations qui marchent très bien habituellement – par exemple J2 et GV haute, abattu à 110-115-120 [degrés du vent réel, NDLR] – ne fonctionnaient pas aussi bien, et surtout, le bateau n’acceptait pas d’être aussi ardent à des angles aussi abattus. J’étais obligé de trouver des compromis, de naviguer avec un ris. En bâbord, à l’opposé, le flotteur sans foil s’enfonçait dans l’eau, du coup, je saturais très vite en vitesse. C’était une façon de naviguer plus bourrin, il ne fallait pas hésiter à border, à charger, tu avais moins besoin d’être précis aux réglages, mais ça allait moins vite.
Tu parles souvent de repousser tes limites, cet exercice t’a-t-il justement obligé à repousser tes limites ?
Oui, complètement, mais pas de la manière à laquelle je m’attendais. Au début d’une course, tu sais que tu vas avoir des problèmes, mais je ne m’attendais pas du tout à devoir gérer ce genre d’avaries. Du coup, tu es obligé de trouver de nouvelles techniques et de revoir ta façon de naviguer.
Etait-ce compliqué de devoir garder le silence sur ces avaries ?
Oui, très compliqué, d’autant que 90% de mon attention était portée sur ces soucis : j’ai passé une grande partie de ma course à bricoler avec mon J3 et les lattes. Pour les lattes, j’ai été obligé d’affaler ma grand-voile, j’y ai passé 2-3 heures, et sur un classement, je perds 20-30 milles. Tu as forcément envie d’expliquer, mais je ne pouvais pas. Franchement, je n’aime pas ça, mais tu ne peux pas te permettre de donner ces informations à Francis.
Ton avance a tout d’un coup fondu à l’approche de la Guadeloupe, c’est à ce moment que tout le monde s’est dit que tu avais des problèmes, pour quelles raisons ?
Je ne sais pas précisément, parce que le premier bord bâbord que je fais dans l’alizé, j’arrive à creuser sur Francis, j’ai plus de vent. Peut-être qu’à ce moment-là, à 100%, j’aurais pu lui prendre 100 milles de plus, mais c’est vrai que ça a un peu camouflé les soucis. C’est comme sur ma première réparation de latte, juste après le front au début : ça ne se voit pas trop parce que le vent bascule de 80 degrés, tu ne sais pas à 60 milles près qui a pris quoi. Mais si j’avais eu un bateau à 100%, j’aurais pu tartiner ! Là, ça commence à se déchirer, je passe le front sous J2 seul, j’ai dû perdre 50-60 milles dans cette histoire : 2-3 heures avant le front, je suis à 14 nœuds au lieu d’être à 22-23 nœuds, et les deux heures derrière, je suis à 15 nœuds et pas sur la route ! Pour ce qui est de la fin de la course, je suis le premier à rentrer dans les grains, je pense que j’en ai eu beaucoup plus que lui avec de grosses molles, il y a eu un effet accordéon, il y a 4-5-6 nœuds de différence : 1 ou 2 liés aux conditions météo, 2-3 liés au fait qu’on n’a pas les mêmes bateaux.
Savez-vous ce qui s’est passé ?
Pour le vérin de J3, c’est une tige qui a cassé au niveau de son filetage, en dynamique. Les coefficients de sécurité n’étaient probablement pas assez élevés, j’assume qu’il y a une erreur en amont, mais je ne sais pas d’où ça vient. Pour le foil, c’est très surprenant : a priori il est descendu, sans doute à cause d’une fuite d’hydraulique, et, derrière, ça a tapé au vent, il est resté dans l’eau et la commande de « up » a cassé. Quant au safran je ne pense pas avoir tapé quelque chose, mais ça reste possible. On est probablement dans la limite de ce qu’on fait au niveau mécanique, il y a peut-être un petit choc qui vient rajouter du dynamique, mais je n’ai pas tapé un container, ça c’est sûr. On a une partie du safran, on va pouvoir regarder très précisément ce qui s’est passé.
Ça veut dire chantier cet hiver, de combien de temps ?
Un foil, c’est une pièce qui coûte cher et qui est longue à construire ; on avait prévu une remise à l’eau début mars, ça ne sera pas avant le début de l’été. Cela veut dire un programme forcément bouleversé, pas de Lorient-Les Bermudes-Lorient [la course a été reportée ce mercredi, NDLR], et pour Brest Oceans, comme je sais que tu vas me poser la question, il y a des discussions en cours pour trouver la meilleure solution : est-ce que c’est de la maintenir, est-ce que c’est de la décaler ? Je pense qu’il faut être intelligent. Quand on a des courses comme le Rhum qui ont pas mal de conséquences sur la flotte, il faut débriefer ensemble, en tirer des enseignements pour éviter que des casses survenues chez les uns touchent les autres. Et, à la fin, on prendra la bonne décision pour les années qui viennent. Cette course aura lieu, tôt ou tard, c’est presque inéluctable. Elle sera belle, on fera tout pour que ce soit le cas.
N’arrive-t-elle finalement pas trop tôt dans l’histoire de la classe Ultim ?
On ne sait pas, la Route du Rhum aurait pu se passer différemment, on ne se poserait pas forcément la question.
Du coup, te vois-tu faire d’autres courses au premier semestre ? On sait que tu as acheté un Figaro 3, pourrais-tu disputer la Solitaire ?
Non, je n’avais même pas pensé à ça ! Par contre, je ferai sans doute plus de Figaro que je ne l’avais imaginé, en entraînement avec les deux bateaux Skipper Macif. S’il y a moyen de naviguer avec eux et que ça peut leur permettre de progresser, ce ne sera pas inintéressant. Mais faire la Solitaire, non, je n’y pense pas. Ça reste une course très spécifique qui demande un engagement très fort. Macif a certes plusieurs mois d’immobilisation forcée, mais il faut que je passe du temps au chantier et on a un autre trimaran en construction. J’essaie aussi d’être raisonnable car ce que je fais, je veux le faire bien, je ne veux pas trop me disperser. Par contre, j’irai peut-être naviguer sur des bateaux plus volants.
Pour qui sera le Figaro 3 que tu as acheté ?
Pour qui veut ! Il est en location, nous n’avons pas de projet particulier. Aujourd’hui, nous n’avons ni un skipper ni un sponsor en perspective sur ce bateau.
Tu suis aussi la construction du 60 pieds Imoca Apivia de Charlie Dalin, à quoi ressemblera-t-il ? Sera-t-il proche de Charal ?
Il commence à ressembler à un bateau, mais c’est difficile de répondre. Ce n’est pas la même philosophie, car ce ne sont pas les mêmes architectes, même si certaines choses se ressembleront. Il faut être un peu patient pour en parler librement.
On t’a peu entendu parler du passage en Imoca de la Volvo Ocean Race, est-ce un sujet sur lequel tu pourrais te pencher ?
La Volvo a toujours été une course qui m’a fasciné et attiré, je pense que pour MerConcept, c’est clairement un sujet intéressant que nous regardons de très près, parce que c’est dans les mois qui viennent que ça se joue. Donc, si on peut participer à cette course d’une manière ou d’une autre, je serais ravi. Je ne pense pas monter un projet autour de moi en tant que skipper, parce que, quelle que soit l’issue des discussions qu’il y a au sein de la classe Ultim, on a déjà un bateau et un deuxième qui arrive, notre programme pour les cinq prochaines années est très chargé. Et moi, je serai le skipper du trimaran Macif ; en aucun cas, je n’ai envie de faire autre chose que ça. Je ne serai pas disponible pour porter l’ensemble d’un projet. Par contre, on a aujourd’hui une équipe avec un vrai savoir-faire, des compétences en Imoca qui peuvent servir pour ce type de projet. Je serais heureux que MerConcept puisse participer à la prochaine Volvo d’une façon ou d’une autre.
Tu ne veux pas trop te disperser, mais en tant que marin passé par la filière olympique, n’es-tu pas titillé par l’introduction de la course au large au programme des Jeux de 2024 ?
Je pense, en tout cas, que c’est une très bonne nouvelle pour la course au large, j’espère que ça va être bien fait pour croiser les univers, qu’ils vont choisir un bon bateau. C’est une super opportunité pour la France, mais je ne vais pas lancer aujourd’hui une préparation olympique pour six ans ! Après, je vais avoir un peu le même discours : si chez MerConcept, on peut jouer un rôle dans ces Jeux, participer à de la détection… On a aujourd’hui un projet de détection en Figaro avec Macif, les jeunes que nous sélectionnerons dans les prochaines années seront forcément compétitifs pour porter les couleurs de l’équipe de France dans une épreuve de course au large aux Jeux olympiques. Si notre expertise sportive et technique peut servir, j’en serai ravi, donc on va regarder ça sérieusement, car ce sont quand même les Jeux à Paris, ça va être très fort.
A propos de Skipper Macif, deux anciens du programme, Yoann Richomme et Paul Meilhat, ont remporté la Route du Rhum en Class40 et en Imoca, ce dernier sur son ancien bateau, qu’as-tu pensé de leur course ?
C’est vrai que SMA est notre premier bateau, qui a été fait avec Mer Agitée et Michel (Desjoyeaux), archi-présent dans cette histoire avec son frère Hubert dont c’était le dernier bateau, et le noyau dur de notre équipe actuelle. On s’était bien remis en cause ensuite pour le faire évoluer de 2010 à 2014 ; ma dernière nav, c’était ici, dans le canal des Saintes, rien que d’en parler, ça me procure beaucoup d’émotion, et je suis hyper content que ce bateau soit encore compétitif. Et je suis hyper content pour Paul que je connais depuis plus de vingt ans, il a eu un parcours compliqué ces quatre dernières années avec des incidents assez forts, le bateau a failli être perdu… Quant à Yoann, il a fait une super course, alors qu’il a pas mal galéré pour financer son projet et ça montre encore une fois que cette filière de détection est efficace.
Parlons de ton futur trimaran, où en est-on ?
On commence la construction dans les semaines qui viennent. La construction de l’outillage des moules et des flotteurs a commencé juste avant le départ de la Route du Rhum, on a des réunions importantes à venir, on est en plein dedans. Après, c’est aussi difficile d’en parler que pour Apivia, d’autant que pas mal de choses ne sont pas encore définies.
Ce qui est arrivé à Edmond de Rothschild et à Banque Populaire peut-il vous conduire à revoir votre copie ?
On le prend en compte évidemment, mais les formes de flotteurs telles qu’on les avait imaginées il y a trois semaines ne vont pas être remises en cause, on pense que c’est bien. Il ne faut pas tout remettre en cause, mais comprendre ce qui se passe et s’adapter.
MerConcept déménage à Concarneau, pourquoi ?
Dans l’idée de se développer et vouloir prétendre à la performance et à l’excellence, il faut des outils de travail adaptés et à Concarneau, nous travaillons justement sur un projet qui nous permettra de disposer de cet outil de travail, avec bateau à terre ou sur l’eau à proximité de notre bureau d’études.
Cela fait dix ans que tu t’es lancé dans la course au large. Aujourd’hui, tu te retrouves à la tête d’une entreprise d’une trentaine de personnes avec plusieurs projets à gérer, qu’est-ce que tu te dis quand tu te retournes sur cette décennie ?
Si je regarde derrière, je suis hyper content de ce que je fais et de ce que nous avons construit en équipe. Quelque part, je me dis que je suis à la base de ça et une de mes fiertés est de voir que l’équipe continue sans cesse à avancer, imaginer, construire, avec de l’ambition.q