Ultimes, Imoca, Class40, Mini… Depuis plusieurs mois, les annonces de projets de bateaux neufs ne faiblissent pas, les plans de charge des constructeurs sont pleins, les recrutements se multiplient. Conséquence : le marché de l’emploi très spécifique à la course au large est sous tension. Teams, chantiers, fournisseurs, tous cherchent des solutions. Décryptage.
Les chiffres finissent par donner le tournis, quelle que soit la classe. Cette année, deux Ultims ont été mis à l’eau (Banque Populaire XI et SVR Lazartigue). En Imoca, onze nouveaux bateaux post Vendée Globe 2020 ont déjà été annoncés – pour Charlie Enright (tout juste mis à l’eau), Jérémie Beyou, Kevin Escoffier, Yannick Bestaven, Armel Tripon, Boris Herrmann, Maxime Sorel, Jörg Riechers, Thomas Ruyant, un sistership de l’ex L’Occitane et un nouvel Arkéa-Paprec… et ce n’est sans doute pas fini.
Du côté des Class40, 12 bateaux neufs auront été mis à l’eau cette année, une dizaine devraient suivre en 2022, tandis qu’ils seront 46 au départ de la Transat Jacques Vabre, 55 (selon l’avis de course) dans un an sur la Route du Rhum. Du côté de la Mini-Transat, ils sont 137 à avoir postulé, 90 (nouveau record, ils devaient en principe être 84) s’élanceront le 26 septembre prochain, les nouveaux bateaux, principalement de série, sortant de chantier à un rythme intensif – 27 en 2020 !
“On a vraiment l’impression de vivre un moment exceptionnel“, apprécie Yann Dollo, directeur général adjoint de CDK Technologies, qui construit actuellement Charal 2, Maître CoQ V et bientôt le nouveau bateau de Thomas Ruyant. “Généralement, il y a toujours une période de flottement après le Vendée Globe mais là, ça n’a jamais été le cas”, poursuit Yann Penfornis, directeur général de Multiplast, qui oeuvre également sur trois Imoca – pour Boris Herrmann, Maxime Sorel et un skipper pas encore annoncé – et le chantier vannetais doit encore livrer trois Class40 d’ici le printemps prochain (le premier Clak40, pour Andrea Fornaro, vient d’être mis à l’eau).
L’effet Vendée Globe
Les raisons de ce succès ? Tous les acteurs que nous avons contactés évoquent “un effet Vendée Globe” avec ses succès d’audience et des retombées positives pour tous les sponsors impliqués. “Cela induit un effet d’attractivité, d’autant que nous avons un écosystème vertueux, avec un calendrier de courses conséquent, toutes classes confondues, et des teams et des entreprises qui se développent”, explique Carole Bourlon, responsable des filières voile de compétition et composites au sein de Bretagne Développement Innovation. Et cette dernière d’évoquer un mouvement de fond : le chiffre d’affaires du secteur en Bretagne – 210 entreprises qui totalisent plus de 1000 emplois – était déjà en augmentation de 16% entre 2018 et 2019.
“On sort de trois années très occupées avec les Ultims, on enchaîne avec les Imoca”, se réjouit Simon Watin, président de VPLP Design, qui a recruté cinq personnes l’an dernier pour faire face à une augmentation de l’activité. “C’est génial de constater une telle croissance et de voir que ça embauche, se félicite quant à lui Antoine Mermod, président de la classe Imoca. Le meilleur indicateur, ce sont les annonces dans Tip & Shaft : il y en a de plus en plus et sur des postes de plus en plus à responsabilités, ce qui était moins le cas il y a trois ou quatre ans”.
Le secteur est donc en pleine croissance… au point de se heurter désormais à de réelles difficultés en matière de recrutement. C’est le cas chez les chantiers. CDK Technologies est passé en huit ans de 40 à près de 90 salariés. Chez Multiplast, on compte plus de 100 salariés et “on cherche encore des opérateurs, des techniciens, des responsables composite”, explique Yann Penfornis. “Il n’y a pas de crise de vocation, mais cela reste des métiers de chantier. Ce sont des artisans industriels, mais puisqu’il s’agit de performance, l’approche du travail est différente, ils se doivent d’être passionnés, de comprendre la culture attachée à cette filière”, poursuit Yann Dollo chez CDK.
Un manque
d’ingénieurs spécialisés
Les deux font le même constat : la difficulté de recruter est aussi liée à un problème de mobilité. “Avec les confinements et le télétravail, le prix de l’immobilier augmente et cela peut être un frein pour des jeunes qui souhaitent s’installer à proximité de nos structures”, analyse Yann Penfornis. Chez Multiplast, la moyenne du déplacement travail-domicile est ainsi de 18 km. “Avec la pression immobilière, ça devient quasiment impossible de se loger sur la bande littorale autour de Lorient et c’est problématique pour rester attractif”, poursuit Yann Dollo.
Pour Ronan Lucas, directeur du Team Banque Populaire, les difficultés en matière d’embauche comprennent “tous les métiers de la course au large : dans le composite, le gréement, la mécanique, l’hydraulique, l’électronique”. Carole Bourlon cible quant à elle deux types de profession : “Il y a un fort besoin dans le composite ainsi que d’ingénieurs très qualifiés”. Pierre-François Dargnies, directeur technique du Charal Sailing Team, les difficultés sont aussi liées à la complexité des profils recherchés : “Je reçois de nombreux CV autour du composite, mais il faut être multi-casquette, maîtriser la voilure, la peinture, la fabrique de moule. Ce ne sont pas des profils faciles à trouver”.
Le constat est identique pour les ingénieurs : nos interlocuteurs reconnaissent recevoir beaucoup de CV – jusqu’à un par semaine pour le Team Banque Populaire – mais peu ayant le profil adéquat. “Ça devient très compliqué de trouver des personnes expérimentées“, commente Simon Watin, tandis que Thibault Garin, directeur du développement chez MerConcept, dont les effectifs sont passés de 25 salariés il y a 3 ans à plus de 70 aujourd’hui, ajoute : “Le plus difficile pour nos bureaux d’études, c’est de trouver des personnes qui ont de l’expérience et qui sont navigants. Nous avons beaucoup de demandes de jeunes diplômés, d’ingénieurs qui veulent changer de vie… Mais il faut être capable de savoir ce qui se passe en mer, de comprendre les demandes d’un skipper.”
Miser sur le temps long
Chacun a sa méthode pour dénicher les oiseaux rares. “Le premier réflexe, c’est forcément les annonces, poursuit Thibault Garin. Cela fait partie des axes de recherche, au même titre que le réseau de chacun. Nous savons que nos meilleurs ambassadeurs, ce sont nos salariés.”
Chez Charal, on tente de s’inscrire sur le temps long. “Cela permet d’éviter les problématiques du mercato que l’on a l’habitude de vivre dans le milieu, assure Vincent Beyou, directeur général de l’équipe. Nous essayons de raisonner davantage comme une entreprise classique en ayant une visibilité jusqu’en 2026 et en se projetant déjà au-delà. Ainsi, on conserve nos meilleurs éléments et on capitalise autour d’un noyau dur, que l’on complète par des jeunes diplômés ou stagiaires qui prennent le temps de s’intégrer à notre structure.”
Pour Thomas Gaveriaux, directeur général de Thomas Ruyant Racing (15 salariés), une équipe “en phase de croissance”, le dynamisme actuel de la course au large peut aussi être l’occasion “d’ouvrir le jeu sur l’extérieur” en allant “regarder au-delà des frontières bretonnes et françaises“. Antoine Mermod abonde : “Notre boulot est assez spécifique, mais pas non plus incroyablement différent d’autres univers, donc aller chercher des gens pointus et leur montrer qu’il y a de beaux débouchés dans notre milieu, c’est possible.” Ronan Lucas cite ainsi l’exemple de François Barbazanges, responsable mécanique et hydraulique du Team Banque Populaire, qui travaillait précédemment pour Peugeot Sport en championnat du monde des rallyes.
“Faire preuve d’intelligence collective”
Tous craignent cependant que la tension en matière d’emploi perdure dans les prochains mois. “Je suis déjà inquiet pour le premier semestre de l’année prochaine, confie Pierre-François Dargnies. Nous avons déjà bloqué notre peintre qui collabore également pour un autre Imoca et un Class40. Il va travailler 7 jours sur 7 pendant 6 mois ! S’il est malade, on ne va pas avoir beaucoup de solutions de repli”. Pour y faire face, il reconnaît “beaucoup échanger avec les autres directeurs techniques. Malgré la concurrence, on s’entraide pas mal.”
“Le marqueur de la filière, c’est l’intelligence collective, ajoute Yann Dollo. Nous sommes parfois concurrents mais nous évoluons ensemble. Le dynamisme actuel contribue à constituer un vivier en matière d’emploi qui, à terme, profitera à tout le monde.”
Photo : Thibault Aroun