25 Class40 – et 4 monocoques de 45 à 70 pieds – s’élancent le 30 juin pour la 10e édition de la Transat Québec Saint-Malo, courue en équipage. Dont celui de Crédit Mutuel, le n°158 mis à l’eau en août 2019, que son skipper Ian Lipinski mènera pour la dernière fois, avant de prendre la barre de son nouveau plan Raison, dévoilé en avril. L’occasion pour Tip & Shaft d’échanger avec celui qui a pris en mai la deuxième place de The Transat CIC.
▶︎ Tu t’apprêtes à disputer ta dernière course sur ton premier Crédit Mutuel, y aura-t-il une charge affective particulière ?
Oui, j’essaie de ne pas la laisser trop remonter, mais forcément, j’ai vécu une super histoire avec ce bateau que j’adore. Quand ça va vite au portant, dans 30 nœuds de vent et de la mer, il est vraiment magique, il dégage une sérénité impressionnante. Quand ça commence à être compliqué pour les autres, que tout le monde galère et que, toi, tu continues à être serein, c’est assez grisant à vivre. J’espère que je ne le regretterai pas !
▶︎ Ce bateau a été le premier Class40 avec une étrave en forme de scow, quand vous vous êtes lancés dans cette voie avec l’architecte David Raison, avez-vous eu l’impression de prendre un risque ou étiez-vous sûrs de vos choix ?
J’ai plus le sentiment qu’on a été une étape de plus dans l’histoire des scows, qui avait été initiée quelques années avant par David en Mini. Personnellement, ça faisait deux ans que je naviguais sur un scow en Mini, c’était certes un changement de catégorie, mais le concept avait déjà fait ses preuves. C’est sûr que j’ai entendu à l’époque des architectes qui disaient que ça ne marcherait pas sur les plus gros bateaux, mais avec David, on était assez convaincus, on n’avait pas l’impression de faire un énorme coup de poker. Il y avait forcément une petite part de doute, mais ce qui nous inquiétait plus, c’était de se rater sur d’autres points qui auraient invalidé le concept. Ce n’était pas tout de faire un scow, encore fallait-il qu’il soit réussi !
▶︎ Ces doutes ont visiblement été vite levés, puisque tu gagnes la Transat Jacques Vabre dès la première course du bateau…
On ne s’attendait franchement pas à ce que ça aille si vite, parce que, autant sur mon Mini, je me souviens que ça avait été le jour et la nuit quand j’étais passé au scow, il avait suffi de tirer un bord pour comprendre que je ne boxais plus dans la même catégorie, autant là, la différence était moins flagrante. Donc en partant sur la Jacques Vabre avec Adrien (Hardy), on n’était pas du tout convaincus de nos chances de gagner. Mais il s’est avéré qu’on a réussi à rapidement aller très vite, à bien faire accélérer le bateau, ça confirmait aussi qu’il y a toujours une bonne différence entre les entraînements et le large, qui est un temps long.
“Mon niveau de stress
est beaucoup plus faible”
▶︎ Quatre ans et demi plus tard, le bateau reste performant puisque tu as terminé deuxième de The Transat CIC en mai, comment as-tu vécu cette course ?
J’avais beaucoup d’appréhension, ça me faisait peur de partir seul sur ce parcours. Au final, on a eu des conditions qui étaient loin d’être le pire scénario, avec moins de près que prévu, mais elles ont été dures tout le long ; en termes de force de vent, de mer, de température et d’humidité, c’était très éprouvant. Franchement, ça me laisse le souvenir d’un engagement physique et mental très important, j’ai eu la sensation de beaucoup me donner. Pour ce qui est du résultat, ayant mené plusieurs fois la course, j’ai eu une pointe de déception quand j’ai compris que je n’allais pas gagner, mais une fois à terre, le fait de terminer deuxième derrière Ambrogio (Beccaria), avec lequel on a une chouette histoire, m’a permis de vite digérer : c’est une très belle deuxième place.
▶︎ Quel serait le scénario idéal pour la Québec Saint-Malo ?
On aimerait bien une grosse dépression qui nous emmène de Terre-Neuve à l’entrée de la Manche, avec 30 nœuds de vent. C’est en tout cas ce qu’on a commandé et ce n’est pas impossible sur ce parcours ! Ce qui est certain, c’est qu’en étant entouré d’un équipage très compétent et très expérimenté – et surtout avec lequel on rigole beaucoup -, composé d’Antoine (Carpentier), qui m’accompagne depuis un an et demi, et Benoît Hantzperg, mon niveau de stress est beaucoup plus faible qu’avant la Transat CIC, c’est le jour et la nuit !
▶︎ Il est lié à quoi ce stress que tu ressens en solitaire ?
A la peur d’avoir des choses qui pètent, parce qu’on est souvent à la limite avec ces bateaux. Quand tu es tout seul, tu es tout le temps en alerte de te dire qu’il peut et qu’il va t’arriver quelque chose – un démâtage, des voiles qui tombent à l’eau, une drisse qui pète… Tu te demandes le temps perdu que ça va entraîner, plus les galères potentielles que ça peut impliquer si tu dois ramener le bateau quelque part. C’est une énorme charge mentale qui n’existe quasiment pas en équipage ; quand tu es à trois, tu divises le stress par plus que le nombre d’équipiers.
“C’était déjà compliqué d’imaginer
ce que j’ai aujourd’hui”
▶︎ Parlons maintenant de ton nouveau bateau, que tu as baptisé à Lorient avant le départ de The Transat CIC, as-tu déjà navigué dessus ?
Oui, quatre jours avant de partir à Québec, c’est extrêmement excitant de voir la différence de comportement des deux bateaux. Un œil pas très averti ne verra pas trop de différences, mais en fait, il en existe de petites au niveau du dessin de carène qui entraîne des comportements qui n’ont rien à voir. La principale, c’est la puissance à l’avant et la carène plus tendue sur le nouveau, qui génèrent au portant sous spi une manière de surfer les vagues et de planer vraiment très différente. Les accélérations et décélérations ne sont pas du tout pareilles : on sent que quand les conditions sont fortes, c’est moins facile que sur le 158 ; par contre, et c’était vraiment un de nos objectifs, dans des conditions moyennes, le bateau arrive à stabiliser le planning beaucoup mieux que l’ancien, il n’a pas tendance à le perdre à chaque vague, il ne s’arrête pas, comme s’il était beaucoup plus léger.
▶︎ Quel va être le programme des mois prochains ?
Après la transat, on va naviguer jusqu’à fin juillet avec le nouveau, voire avec l’ancien, puisqu’il est toujours à vendre. Pour l’instant, on a découvert le bateau avec personne autour, donc on a hâte de pouvoir confronter les deux. Avant de se confronter à la concurrence en septembre sur la CIC Normandy Channel Race, que je vais courir avec Antoine.
▶︎ Qu’est-ce qui t’avait poussé à repartir sur une campagne de Class40 avec le Crédit Mutuel, tu n’avais pas de velléités de passer à la taille au-dessus ?
C’est un peu le même raisonnement que j’avais eu en Mini : après avoir gagné la Mini Transat en série, j’aurais pu me dire qu’il était temps de passer à autre chose, comme du Figaro, mais non, j’étais très content de continuer en Mini, parce que j’adorais ça, je me souviens que ça avait un peu surpris. C’est la même chose en Class40. Et c’est un projet qu’on a construit avec le Crédit Mutuel, on a évoqué d’autres possibilités, mais ce n’était pas forcément le moment et on a convergé vers le fait de continuer en Class40 avec un nouveau bateau.
▶︎ Ce projet court jusqu’en 2026, sera-t-il alors temps, justement, d’aller voir autre chose ?
Je t’avoue que je n’y pense pas trop. Personnellement, mon aspiration, c’est de continuer à faire de la course et à m’épanouir dans ce milieu, j’ai presque envie de dire que même en Optimist, ça m’irait bien aussi ! On sous-entend souvent dans ces questions un Vendée Globe, ça serait forcément un challenge génial qui m’exciterait beaucoup, mais si on décide un jour de faire autre chose et de ne pas y aller, je n’aurais pas du tout l’impression de rater ma vie de marin, ce n’est pas une nécessité vitale pour moi. Et si je reviens plusieurs années en arrière, c’était déjà compliqué d’imaginer ce que j’ai aujourd’hui. Cette histoire avec le Crédit Mutuel est incroyable, c’est quand même une chance rêvée pour un skipper de pouvoir bénéficier d’une telle confiance, d’avoir les moyens de construire des bateaux et de mener de tels projets. C’est un confort exceptionnel. Mais justement, il faut se pousser aux fesses pour éviter de trop tomber dans le confort et se rappeler tous les jours la chance inouïe que c’est.
Photo : Anne Beaugé / Crédit Mutuel