Dans la nuit du dimanche 3 au lundi 4 mars, le Class40 Sogestran Seafrigo, en convoyage entre les Antilles et les Açores, a été victime d’un impact de foudre qui a fait sauter l’électronique et provoqué une voie d’eau. Poussant le lendemain les deux marins à bord, Pierrick Letouzé et Noa Geoffroy, à évacuer sur un cargo et l’équipe normande à mettre en place une opération de récupération du bateau. Tip & Shaft vous raconte.
Dimanche 25 février. Trois jours après avoir remporté la Caribbean 600, Sogestran Seafrigo, Mach 40.5 mis à l’eau en juillet 2023, quitte Pointe-à-Pitre, avec deux hommes à bord : Pierrick Letouzé, 26 ans, membre du Normandy Offshore Program, et Noa Geoffroy, 20 ans. Destination les Açores, où Guillaume Pirouelle, le skipper cette saison, doit prendre le relais pour rejoindre Lorient en solitaire et valider ainsi sa qualification pour The Transat CIC. Depuis la Bretagne, ce dernier route le Class40 n°197, équipé d’une balise Yellow Brick qui émet toutes les heures.
A mi-parcours, il voit arriver avec inquiétude une grosse masse nuageuse, que le duo à bord du bateau n’a pas d’autre choix que de traverser d’ouest en est. “J’étais en contact avec eux pour les aider à sortir de la zone, à un moment, je constate que certains de mes messages ne passaient plus, un premier signe pas très encourageant”, explique Guillaume Pirouelle. La suite est racontée par Pierrick Letouzé : “Les éclairs tapaient de plus en plus près du bateau, jusqu’au moment où on a été frappés par la foudre (il est alors 23h52, le dimanche 3 mars). Noa était à la barre, moi à l’intérieur, tout s’est coupé d’un coup. J’ai alors vu de la fumée partout, l’alarme incendie dans le tunnel à tribord s’est déclenchée, j’ai flippé parce qu’on avait une pile à combustible, j’avais peur que le méthanol s’enflamme, j’ai aspergé avec l’extincteur dans le tunnel.”
Pendant que sur le pont, Noa Geoffroy s’affaire à rouler le J2 et à affaler la grand-voile dans 25 nœuds de vent, Pierrick Letouzé se rend compte que la foudre est passée par les câbles du mât pour ressortir au niveau du passe-coque de la caméra de quille qui a explosé, provoquant un trou d’un diamètre de 5 centimètres. Et donc une voie d’eau. “Ça s’est vite rempli car j’avais de l’eau quasiment jusqu’aux genoux, ma priorité a été de colmater le trou, ce que j’ai réussi à faire en enfonçant avec mon pied une pinoche en mousse.”
Les Américains aux commandes
Les voiles affalées, Noa Geoffroy commence à écoper, tandis que Pierrick Letouzé sort les combinaisons TPS, le grab bag (sac de survie) et le radeau (qui se déclenchera accidentellement dans le cockpit, manquant de peu d’être éventré par la bôme !) et déclenche deux balises de secours : l’Epirb et une PLB. Au Havre, où il suit aussi la trajectoire du bateau, Cédric Chateau ne tarde pas à comprendre que la situation est critique : “Au moment où la foudre frappe, je reçois un mail de la Yellow Brick qui a dû faire un « reset ». A 0h04, je reçois un appel du Cross Gris Nez (centre opérationnel de surveillance et de sauvetage maritimes) qui me dit que l’Epirb a été déclenchée. Je leur explique la situation et je leur donne les noms et prénoms des deux mecs et la liste de tous les éléments de sécurité à bord.”
40 minutes plus tard, c’est le centre américain de Norfolk qui appelle Cédric Chateau pour expliquer qu’il prend en charge l’opération, avec notamment un avion envoyé sur zone. A 3h15, Cédric Chateau réveille Pauline Courtois, manager du projet, pour qu’elle passe la fréquence d’émission de la Yellow Brick d’une heure à toutes les cinq minutes afin d’avoir un suivi plus précis du bateau. “On est aussi secondés dans cette cellule qu’on met en place par mon frère Yann et Francis Le Goff (respectivement directeurs de course, entre autres, de la Solitaire du Figaro et de la Transat Jacques Vabre).“
A bord de Sogestran Seafrigo, Pierrick Letouzé et Noa Geoffroy, qui ne parviennent pas à faire fonctionner l’Iridium du grab bag, se relaient pour remettre en place la pinoche, régulièrement éjectée quand le bateau retombe dans une vague (trois mètres de creux environ), et écoper. Le premier évalue par ailleurs les dégâts : “Toute l’électronique avait fondu, les fusibles avaient cramé, mon hub USB d’ordi était complètement brûlé.” C’est au petit matin qu’arrive la première bonne nouvelle : “J’ai entendu une sorte de bourdonnement, je croyais que c’était dû à mes acouphènes consécutifs à l’impact de foudre, mais quand je suis sorti, j’ai vu l’avion des Coast guards, on a alors réussi à se parler à la VHF. Ils sont ensuite partis chercher des cargos autour et sont revenus au bout d’une heure et demie pour nous dire qu’un d’entre eux était dérouté.”
Evacuer ou pas ?
Au Havre, Cédric Chateau, qui n’est pas informé du survol, prévient les sponsors, dont Christophe Thébaud, ancien vice-président de Sogestran, en charge du suivi du projet Class40, et les familles. La délivrance n’intervient qu’à 12h25 : “On reçoit enfin un appel de l’Iridium (qui s’est remis à marcher), je ne te cache pas que c’est une grosse baisse de pression car on sait qu’ils sont vivants ! Très rapidement, on prend avec eux la décision d’évacuer le bateau après l’avoir sécurisé.” Pierrick Letouzé confirme : “On a sorti le sac de bricolage pour découper une plaque de monolithique de la taille du trou et faire une sorte de box, ça nous a pris pas mal de temps d’installer tout ça.”
Entre-temps, Cédric Chateau, après avoir notamment échangé avec le figariste Alexis Loison, qui sort tout juste d’un stage de survie à Lorient, revoit sa position sur l’évacuation du bateau : “Tout le monde nous dit qu’un des plus gros dangers, c’est de monter sur la muraille du cargo. Je reviens alors vers eux pour leur dire qu’ils doivent rester à bord s’ils estiment que c’est plus sûr. J’essaie de leur faire comprendre que ce discours est uniquement basé sur leur sécurité et non sur le fait de vouloir récupérer le bateau. C’est difficile pour eux car ils sont encore sous le choc, ils voient la situation comme catastrophique.”
A bord, Pierrick Letouzé est partagé, percevant bien le danger de l’évacuation, mais l’équipage du cargo russe Frio Ionan, arrivé sur zone vers 15h, ne donne guère le choix aux deux marins : “Le commandant nous dit d’abord qu’il veut gruter le bateau, on refuse ; après quoi, il se met au vent pour commencer l’évacuation. C’était chaud, on n’avait pas de moteur car le démarreur avait cramé, il nous a lancé une amarre, qui était en fait une sorte de pré-amarre qu’ils ne tendaient pas car ils attendaient qu’on attrape la vraie ; du coup, on était en train de reculer jusqu’à l’arrière du cargo, on voyait l’hélice qui sortait de l’eau ! On avait aussi peur que le bateau s’écrase contre le cargo ou de se prendre le mât sur la gueule. Quand on a eu la vraie amarre, tout le monde a tiré pour avancer jusqu’à l’échelle en bois, et dans une vague, on a réussi à la choper et à monter tous les deux en même temps, c’est vraiment là que j’ai le plus flippé. D’autant qu’on n’est pas passés loin de la barre de flèche en montant… Une fois sur le pont, on s’est posés cinq minutes pour souffler, on voyait le Class40 s’éloigner, c’était vraiment dur.”
Au Havre, la pression est remontée d’un cran, car la cellule de crise ne reçoit plus de nouvelles, jusqu’à 17h57 : “Comme ils n’ont pu passer qu’un coup de fil du bateau, Pierrick a appelé sa compagne qui m’a aussitôt prévenu“, raconte Cédric Chateau. Les deux marins font alors route vers le Panama, où ils arriveront le dimanche 10 mars, avant de prendre un vol pour Paris le lendemain.
Opération remorquage
Les hommes sains et saufs, l’équipe Sogestran Seafrigo peut désormais se concentrer sur l’opération de récupération du Class40. “On a étudié plusieurs hypothèses, entre demander à Adrien Hardy de le faire (figariste devenu spécialiste de ce genre de mission), l’intégrer dans l’équipe ou, grâce à ses conseils et à ceux d’autres personnes, monter notre propre équipe. Ce qu’on a fait.” Reste à trouver un bateau : les Bermudes sont plus proches que les Antilles, mais Guillaume Pirouelle fait remarquer que le risque d’affronter des dépressions plus fortes est élevé.
Le choix se porte sur la Martinique, où, par chance, se trouve Matthieu Jones, patron de la société Alternative Sailing (location de voiliers) et armateur du Class40 du même nom (qu’il a co-skippé avec Estelle Greck sur la dernière Transat Jacques Vabre). Ce dernier dégote un Lagoon 450F, tandis que sur place, l’équipe d’Alternative Sailing, en liaison avec Romain Gayant, préparateur du Class40, trouve le matériel nécessaire au remorquage et quelqu’un pour l’avitaillement. L’équipe normande (Cédric Chateau, Guillaume Pirouelle, Christophe Thébaud, Romain Gayant, Timothé Polet, Philippe Corson, Marie-Armelle Thébaud) s’envole pour la Martinique le mercredi 13 et appareille du Marin le lendemain pour rejoindre le Class40, distant de 950 milles.
Après cinq jours de mer, il établit enfin le contact visuel avec le bateau, sur lequel montent Guillaume Pirouelle et Romain Gayant. “C’était un peu le désordre, décrit le premier, avec pas mal d’eau et de gasoil partout, parce que des bidons avaient fui. Ce n’était pas possible de passer la nuit à bord, ce qui était notre première intention pour être sûr que tout se passe bien.” Après quelques essais de tractage, la « caravane » se met en route à la nuit tombée vers la Martinique où elle devrait arriver entre lundi et mardi prochains.
La suite ? “On explore toutes les options, notamment parce qu’on a des doutes sur l’intégrité du mât, une barre de flèche s’est cassée pendant le transbordement et il a peut-être été abîmé par la foudre”, répond le skipper. Qui sait qu’il devra faire l’impasse sur la première partie de saison. “C’est une grosse déception car on allait passer à la phase de développement et d’amélioration des performances. On n’a pas eu beaucoup de chance, j’ai lu que la probabilité de prendre la foudre était d’une sur un million, mais en même temps, on est très contents d’avoir récupéré le bateau.”
Photo : Cédric Chateau