Ce dimanche 7 janvier, six marins s’élancent de Brest pour la première édition de l’Arkea Ultim Challenge-Brest, course autour du monde en solitaire en Ultim. Comme avant chaque grande épreuve, Tip & Shaft a sondé plusieurs experts pour évaluer les forces en présence : Guillaume Rottée, le directeur de course, Christian Dumard, routeur pour Anthony Marchand, Francis Le Goff, directeur de course de la dernière Transat Jacques Vabre, Erwan Tabarly, entraîneur au pôle Finistère course au large de Port-la-Forêt, le navigateur Pascal Bidégorry et Pierre-Marie Bourguinat, journaliste spécialisé.
Le défi est de taille pour les six pionniers – Armel Le Cléac’h, Charles Caudrelier, Tom Laperche, Thomas Coville, Eric Péron et Anthony Marchand – qui quitteront Brest ce dimanche 7 janvier. C’est en effet la première fois que des trimarans volants vont s’affronter sur un tour du monde en solitaire. Si la classe a avancé sur la connaissance de ces Ultim, qui sont aujourd’hui “plus performants et plus fiabilisés”, selon Francis Le Goff, plusieurs inconnues demeurent à l’échelle d’une course prévue pour durer, si tout va bien, de 40 à 50 jours.
“On ne les a pas vus s’exprimer dans tous les types de conditions, notamment dans du vent très fort au portant, ce qui sera le cas dans les mers du Sud, souligne ainsi Christian Dumard. Jusqu’à quelles conditions peuvent-ils voler, et dans quels états de mer ? À partir de quand faudra-t-il lever le pied ? On ne sait pas vraiment.” Erwan Tabarly s’interroge lui aussi : “Comment les marins vont-ils réussir à gérer le rythme, leur physique et leur repos ? Combien de temps vont-ils tenir avec un bateau à 100% de leur capacité ?“
Autant de questions qui font que, selon nos experts, tous ont leur carte à jouer. “La course est un marathon sur lequel il y aura beaucoup d’aléas“, considère ainsi Guillaume Rottée, elle ne se jouera pas forcément sur la performance intrinsèque des bateaux, “mais plutôt sur la capacité à gérer la longueur, à préserver le bateau, à réparer et à trouver des façons de naviguer en mode dégradé en cas d’avaries”, selon Pierre-Marie Bourguinat.
Les chocs avec un ofni et les avaries importantes conduiront par ailleurs “sans doute à des choix stratégiques pour s’arrêter et réparer“, précise Guillaume Rottée. Des escales d’une durée minimum de 24 heures sont en effet autorisées. La capacité des équipes à réagir vite au niveau logistique sera donc un autre vecteur de performance, au même titre que le travail des cellules de routage, qui seront en veille permanente pour élaborer les stratégies météo.
Avantage Le Cléac’h
Le décor posé, nos experts ont accepté de se prêter au toujours délicat jeu des pronostics, Armel Le Cléac’h, vainqueur en novembre de la Transat Jacques Vabre avec Sébastien Josse sur Banque Populaire XI, arrive en tête, de peu devant Tom Laperche (SVR Lazartigue) et Charles Caudrelier (Maxi Edmond de Rothschild), à égalité. “Armel coche beaucoup de cases, estime Pierre-Marie Bourguinat. C’est un marin qui est en pleine maturité, avec l’expérience des mers du sud et des gros événements ; et Banque Populaire XI est sans doute l’un des Ultim les plus structurés et les plus costauds de la flotte. Sur les bras de liaison, ce sont eux qui sont allés le plus loin en réalisant une double structure interne au bras, ce qui leur donne certainement une réserve de sécurité très importante.”
Au niveau performance, le plan VPLP a par ailleurs dominé le jeu aux allures portantes sur la Transat Jacques Vabre, “en naviguant plus vite et plus bas que SVR“, fait remarquer Guillaume Rottée. A propos de ce déficit observé sur SVR Lazartigue, Pascal Bidégorry, qui collabore avec MerConcept et navigue régulièrement avec son skipper Tom Laperche, relativise : “Je ne suis pas inquiet ! Les foils, qui étaient pas mal abîmés, avaient tendance à décrocher, ce qui les a amenés à naviguer un peu différemment. Mais dans sa globalité, SVR reste un bateau qui va bien partout.“
Plus nuancé, Pierre-Marie Bourguinat estime de son côté que “SVR est peut-être moins tout terrain que ne l’est Banque Populaire ou Gitana. Il est plus fin de partout, un peu plus bas avec un peu moins de volumes de flotteurs et des foils assez typés. Mais c’est celui dont l’aérodynamique est la plus soignée, ce qui le rend redoutable au près dans le médium.”
Guillaume Rottée se demande quant à lui si le chantier d’urgence effectué sur SVR Lazartigue, suite à une faiblesse structurelle décelée à l’arrivée en Martinique dans le bras de liaison avant, contraindra Tom Laperche, arrivé la veille du départ à Brest, “à rester sur la réserve en début de course“. D’autant que le benjamin de la flotte (26 ans) est novice à l’échelle du tour du monde.
Pas un handicap pour Pascal Bidégorry, qui pense “que ce n’est pas forcément nécessaire d’avoir trop d’expérience ou trop de certitudes pour un challenge aussi extrême. Le fait de découvrir l’exercice permet de rester dans la gestion et d’attaquer moins. En garder sous le pied peut être un bon moyen d’y arriver.” “Compte tenu de l’intensité physique qui les attend sur la durée, ses 26 ans peuvent au contraire être un atout”, ajoute Pierre-Marie Bourguinat.
Caudrelier a des arguments
Nos experts misent également sur Charles Caudrelier, skipper d’un Maxi Edmond de Rothschild “hyper abouti”, selon Pascal Bidégorry, qui ajoute : “C’est le bateau qui a été le plus développé et optimisé, que ce soit sur les appendices, la structure ou les voiles. Et même s’il est un peu plus ancien que SVR Lazartigue et Banque Populaire, je pense que dans la globalité des conditions qu’ils vont rencontrer, il va s’avérer très complet.”
Pierre-Marie Bourguinat abonde : “Ce n’est peut-être pas le plus rapide à toutes les allures mais il est fiable et polyvalent.” Quant à Francis Le Goff, il fait remarquer que “Gitana a réussi à tenir la cadence sur la Jacques Vabre malgré des avaries importantes (foil bâbord, safran et système de barre endommagés), c’est un bateau qui permet peut-être de naviguer un peu mieux en mode archimédien en cas d’avarie, d’être un peu plus dans l’intermédiaire.”
Le plan Verdier est en plus mené par un marin, à propos duquel nos experts ne tarissent pas d’éloges. “Charles est endurant et va se battre jusqu’au bout”, met en avant Pascal Bidégorry, Pierre-Marie Bourguinat rappelant qu’“il a remporté, même si c’était parfois après plusieurs tentatives, toutes les grandes épreuves – Route du Rhum, Volvo Ocean Race, Transat Jacques Vabre, Solitaire du Figaro – auxquelles il a participé.”
Coville, la prime à l’expérience
Derrière le trio de tête, nos experts placent Thomas Coville en embuscade, même si, souligne Christian Dumard, “alors qu’Armel Le Cléac’h, Charles Caudrelier et Tom Laperche ont la meilleure connaissance de leur bateau dans leur configuration actuelle, c’est moins le cas pour Thomas avec Sodebo Ultim 3. Même s’il a sûrement un gros potentiel, on ne sait pas vraiment où ils en sont dans la mise au point du bateau qui a subi beaucoup de modifications.” Depuis sa mise à l’eau en 2019, l’Ultim n’a en effet jamais cessé d’être modifié de manière substantielle : flotteurs raccourcis, ajout de plans porteurs sur les appendices, nouveaux foils, ou encore allongement du mât cette année. Des évolutions “qui nécessitent à chaque fois de reprendre tout le travail d’acquisition des données et de connaissance de la plateforme”, fait remarquer Pierre-Marie Bourguinat.
Reste que si Sodebo semble un cran en dessous en termes de performances pures, Erwan Tabarly rappelle que Thomas Coville “est un bon client pour ce genre de parcours“. C’est en effet le seul des six marins à avoir déjà bouclé un tour du monde en multicoque et en solo – il en a même terminé trois dans le cadre du record du tour du monde en solitaire (huit en tout !). “La dimension psychologique et l’assurance que cela peut apporter est un paramètre important“, ajoute Guillaume Rottée.
Novice sur l’exercice, Anthony Marchand (Actual Ultim 3) n’en reste pas moins “un très bon outsider“, pour Christian Dumard, rappelant au passage que son bateau “a fait le tour du monde en 42 jours.” C’était en 2017 sous le nom de Macif, avec François Gabart à la barre, qui avait pulvérisé d’une semaine le record détenu par Thomas Coville. Et même si, sur le papier, le plan VPLP est moins performant que les quatre autres précédemment cités, “il reste dans le match et l’a prouvé en réalisant une Transat Jacques Vabre plus qu’honorable, le bateau est abouti et ses systèmes fiabilisés“, analyse Pascal Bidégorry.
Il sera vraisemblablement plus compliqué pour Adagio, seul trimaran (Actual Ultim 3 est hybride) non volant de la course – il s’agit de l’ex-Geronimo mis à l’eau en 2001 et complètement transformé par Thomas Coville et son équipe en 2013 – de challenger les cinq autres Ultim. “Eric Péron, qui a pas mal navigué en Ocean Fifty, a l’habitude des multicoques, mais il a récupéré le bateau très tardivement”, souligne Francis Le Goff. Le skipper, inscrit de dernière minute, n’a en effet bouclé sa qualification que le 17 novembre. “Il ne pourra pas jouer avec les meilleurs si ces derniers ne sont pas handicapés, analyse Erwan Tabarly. Mais si certains cassent et s’arrêtent, ça pourra le remettre en jeu.”
Photo : Alexis Courcoux