À 54 ans, Thierry Fouchier est l’un des marins français les plus expérimentés en matière de Coupe de l’America, avec six participations à son actif, dont une victoire en 2010 avec les Américains de BMW Oracle. Consultant pour Canal + pour la 36e édition, le Marseillais évoque pour Tip & Shaft les premiers jours de la Prada Cup.
Que t’inspire ce début de Prada Cup ?
Nous étions restés un peu sur notre faim après les America’s Cup World Series, avec des conditions qui n’avaient pas été extraordinaires ; là, j’avoue que je suis épaté par ces machines. Si on refait un peu l’historique, la dernière fois que la Coupe avait été disputée sur des monocoques, c’était à Valence en 2007 avec des bateaux qui pesaient 25 tonnes et marchaient à 9-10 nœuds au près, 12-13 au portant. Désormais, on est sur des monocoques qui naviguent à 40 nœuds et ne sont pas loin de taper les 50, sur des allures de VMG ! Ce qui me passionne également, c’est toute la partie audio, qu’on entend pendant les régates et qui permet de voir comment chaque équipe a imaginé son fonctionnement dans un système à deux cockpits, mais aussi les différences architecturales des bateaux, sachant que tout le monde est parti d’une feuille blanche – il y a des choix plus radicaux que d’autres.
Moribonds en décembre, les Anglais d’Ineos Team UK ont été pour l’instant les plus impressionnants, comment l’expliques-tu ?
Le bateau anglais dans sa configuration de décembre n’était pas très véloce : il allait très vite en ligne droite, mais dès qu’il fallait manœuvrer ou dans les transitions, les Anglais rencontraient pas mal de soucis. Ils avaient aussi clairement un problème de puissance pour décoller en même temps que les autres. Depuis, ils ont beaucoup travaillé, ils ont su se poser les bonnes questions et prendre les bonnes décisions. Le fait d’avoir changé de mât et de voiles, mais aussi d’avoir fait des modifications sur les foils a joué, on peut notamment faire confiance à quelqu’un comme Gautier Sergent, qui travaille avec eux sur la partie aéro et les voiles, pour trouver des solutions – les résultats se voient en tout cas sur l’eau. Autant le talent des navigants anglais était un peu caché par les défauts du bateau en décembre, autant, là, je trouve qu’il est révélé, notamment le savoir-faire stratégique et tactique développé par Ben Ainslie et Giles Scott. Cette métamorphose est exemplaire, il faut rappeler qu’ils avaient pris 6-0 en décembre. Pour reprendre l’expression anglaise, ils sont “passés de zéros à héros”.
qu’une seule et même personne »
Les Italiens ont fait le choix assez audacieux d’avoir un barreur de chaque côté – Jimmy Spithill en tribord amure, Francesco Bruni en bâbord – qui, quand il ne barre pas, s’occupe du contrôle de vol. C’est un choix surtout aéro : ils veulent limiter les déplacements des personnes, je pense que ça a des avantages quand il s’agit d’enchaîner les manœuvres un peu compliquées, notamment sur les départs ou sur les phases de contact. La limite est que les deux barreurs n’ont pas forcément la même sensibilité, mais je trouve que la boucle de communication entre Jimmy, le régleur de grand-voile et Francesco Bruni fonctionne, les relais se passent bien. Les Américains ont un fonctionnement plus classique avec un barreur qui passe de chaque côté, en revanche, le tacticien, Terry Hutchinson, ne se déplace pas, il reste sur la colonne bâbord. Ce qui m’a interpellé en l’écoutant en conférence de presse, c’est qu’il disait qu’il ne voyait que 50% de la régate. Je trouve que c’est une petite limite, ça crée une interruption dans la stratégie, alors qu’en général, c’est le tacticien qui déroule le film. Dans leur système, je trouve qu’il y a trop d’intervenants, ils sont quatre-cinq, c’est un peu dommage.Et Ineos Team UK ?
Pour ce qui est des Anglais, ils ont un fonctionnement qui ressemble beaucoup à celui des Néo-Zélandais, avec un barreur et un tacticien qui font les relais à chaque manœuvre et se connaissent par cœur. Je trouve que c’est très fluide, on sent une confiance mutuelle indéfectible entre Ben et Giles, au point qu’on a l’impression qu’ils forment une seule et même personne, c’est du super haut niveau.Le chavirage des Américains, qui va les priver de la fin des round robins, est-il un gros handicap ?
En termes techniques et humains, je pense qu’ils vont réussir à s’en remettre, car ils ont du talent partout. En revanche – et on le voit depuis décembre -, sur ces bateaux, le développement est ininterrompu : d’une semaine à l’autre, tu progresses en termes techniques, avec de nouveaux éléments, des améliorations sur les systèmes, mais aussi sur l’eau. Et ce temps de développement, inhérent à une campagne de Coupe de l’America, va clairement leur manquer.Dans cette perspective de développement, est-ce un gros avantage de terminer ces round robins en tête, donc d’être qualifié directement pour la finale de la Prada Cup, sans passer par les demi-finales ?
Oui, parce que tu peux justement basculer tout de suite sur du développement. Tous les challengers ont forcément un planning de tests, avec de nouvelles pièces qui arrivent, de nouvelles façons d’utiliser les systèmes… Le fait de pouvoir faire quinze jours de développement pendant que tes concurrents sont bloqués sur les configurations de régates est clairement un atout, tu vas avoir le temps d’essayer des choses qui vont marcher ou pas, donc de progresser.
incarne l’essence même de la Coupe »
En décembre, ils étaient un cran au-dessus, au point qu’ils pouvaient même se permettre de ne pas prendre de bons départs et de quand même gagner des manches grâce à la vitesse de leur bateau. Ce qui est assez logique parce que ce sont eux qui ont dessiné l’AC75, donc ils ont eu le plus de temps pour l’imaginer. Maintenant, les challengers auront beaucoup progressé d’ici le Match de la Coupe et le fait de pouvoir régater les uns contre les autres permet aussi de valider des choix, ce qui est moins possible quand on navigue seul dans son coin. Le seul point faible que je leur trouve, c’est sur les départs, je les ai trouvés en dedans. Mais, même si l’écart sera moindre qu’en décembre, je pense qu’ils iront toujours un peu plus vite.Il n’y a que quatre défis sur cette 36e édition, la Coupe devient-elle inaccessible ?
Le choix de la nouvelle classe de bateaux mais aussi de leur taille – 75 pieds, ce sont de gros bateaux – a forcément limité l’arrivée de nouvelles équipes, c’est compliqué de se lancer sur une campagne de Coupe de l’America sur de telles machines. Si les bateaux avaient été plus petits ou plus maniables, comme en 2017, ça aurait permis d’avoir une ou deux équipes en plus. Mais ça correspond un peu à la vie de la Coupe et je pense qu’à l’avenir, cela sera compliqué de retrouver ce qu’on a vécu en 2007 [11 challengers étaient présents, NDLR]. Depuis, les bateaux ont beaucoup changé, les budgets sont exponentiels, si tu n’as pas un ou des mécènes passionnés par cette épreuve, c’est difficile de se lancer dans l’aventure face à des défis qui ont une culture Coupe.Les Kiwis font figure d’exception…
C’est passionnant justement de voir une équipe comme Team New Zealand incarner l’essence même de la Coupe, c’est-à-dire qu’ils n’ont jamais dévié de cette culture d’innovations et d’avant-garde en termes de design et d’équipe, c’est leur grande force. Les Anglais essaient de construire cette histoire, puisque c’est leur deuxième participation consécutive ; le fait qu’ils aient réussi à changer de braquet entre les America’s Cup World Series et le début de cette Prada Cup prouve que cette culture Coupe paie. C’est un peu comme en Formule 1, il faut sans cesse parvenir à faire évoluer la machine le plus rapidement possible.Cela veut-il dire que la Coupe va, selon toi, rester une affaire de « happy few » ?
C’est difficile de se projeter, et ça dépendra forcément du vainqueur, mais oui, je pense que ça va rester assez limité. Si l’on se fie à ce qu’ont dit les Italiens ou les Néo-Zélandais, ils comptent rester sur cette classe de bateau s’ils gagnent, ce qui limitera forcément les nouveaux arrivants.