Quentin Delapierre sur la Coupe de l'America

Quentin Delapierre : “On a manqué de réalisme”

Joint jeudi, en pleine séance de vélo au sein de la base barcelonaise d’Orient Express Racing Team, Quentin Delapierre, skipper d’Orient Express Racing Team, a pris le temps pour Tip & Shaft de dresser un bilan à chaud de la Coupe Louis Vuitton du défi français. S’il reconnaît être “encore en phase de digestion, ça va prendre quelques mois”, l’intéressé fait preuve de lucidité au moment de revenir sur cette campagne.

▶ As-tu l’impression, au regard de l’histoire du défi et des moyens alloués, que vous avez fait tout ce qu’il fallait pour défendre au mieux vos chances sur cette Coupe Louis Vuitton ?
Les résultats montrent qu’on n’a pas tout fait ce qu’il fallait, mais en tout cas, on a mis toute l’énergie et tout l’engagement qu’on avait à disposition. On ne pouvait pas faire plus, on était à la limite en termes d’heures de travail et d’heures passées sur l’eau, le bateau en a un peu fait les frais, parce qu’on a manqué un peu de fiabilité. Ce qu’il faut surtout analyser, c’est la manière, et là, je pense qu’il y avait sûrement une manière plus maline de faire, on a probablement manqué d’efficacité et d’intelligence dans ce qu’on avait à faire. Il y avait vraiment moyen de faire mieux, mais quand tu es une jeune équipe, arrivée un peu sur le tard, tu fais des erreurs que les autres ne font pas, c’est ce qu’il faut analyser pour la suite.

▶ Concrètement, comment auriez-vous pu mieux faire ?
C’est un peu difficile de répondre à chaud, mais il y a un truc que je regrette, c’est qu’on n’a peut-être pas assez fait confiance au design package. On a essayé de l’utiliser du mieux possible, mais de mon point de vue, on a fait un peu trop d’analyses en ligne droite, d’entraînements focalisés sur comment aller plus vite et comprendre le bateau, alors qu’en réalité – ce qu’on a peut-être fait un peu tard -, en ayant un bon « recon » d’Emirates Team New Zealand, on aurait pu avoir des réponses rapides à certaines questions. On a peut-être eu des craintes sur le fait que Team New Zealand cachait certains atouts du bateau, alors que force est de constater que ce n’était pas le cas, ils ont navigué à 100% de leur design depuis le début. Le temps mis à essayer de régler le bateau en ligne droite, on ne l’a pas passé à s’entraîner sur un parcours, dans une starting-box. On n’était évidemment pas les plus rapides, mais pour moi, c’est un détail par rapport à la qualité des manœuvres et des départs. On gagne quatre départs, dont deux vraiment proprement, le premier on gagne le match, le deuxième, on est en tête une bonne partie de la manche, ça veut bien dire qu’on avait une vitesse suffisante et qu’en faisant de bonnes manœuvres et de bons départs, on était capables de gagner.

▶ Il vous a vraiment manqué du temps pour performer davantage ?
Oui, indéniablement, la campagne a été très courte, on a tout le temps été dans le rush. Avec aucune expérience des AC75, Antoine Carraz (le directeur technique) et son équipe, avec le chantier Multiplast, ont fait un truc extraordinaire en réussissant à construire en un temps record probablement le bateau le plus compliqué du monde. Malgré tous ces efforts, on a eu entre un et deux mois de navigation en moins en AC75 que les autres. Au moment où on faisait notre « commisionning » (validation de tous les systèmes), les autres s’entraînaient sur un parcours. A ce niveau, c’est très compliqué à rattraper, mais c’était possible, c’est pour ça que je te dis qu’une des choses qu’on a mal faite, c’est qu’on a mis beaucoup trop de temps à se mettre sur un parcours et à faire de la régate en faisant confiance au design package et en essayant de copier au maximum les Néo-Zélandais.

▶ Ce résultat n’était-il pas quelque part écrit ?
Non, ce n’est jamais écrit et on a été deux doigts à le prouver. Je pense que toi le premier et tous les Français y ont cru quand on a gagné le premier match contre les Suisses. La semaine avant la régate préliminaire (qui a eu lieu du 22 au 26 août), on ne savait pas si on pouvait faire trois tours car le bateau n’était pas encore fiable et qu’on avait des problèmes d’énergie. Sur la régate préliminaire, on prend de bonnes valises en perdant toutes les régates, et malgré ça, on gagne quand même notre premier match contre Alinghi. On est ensuite au contact face aux Américains, on est à deux doigts de battre les Anglais, on gagne le départ contre les Italiens, donc non, ce n’était pas écrit. Il y avait des bateaux qui allaient plus vite que nous, mais on pouvait les battre et c’était possible d’aller en demi-finales, on a fait des erreurs de régate, de fiabilité, et on a manqué de réalisme.

▶ Est-ce que tu t’en veux sur certaines choses ?
Oui, en tant qu’athlète de haut niveau, quand tu ne gagnes pas, tu te dis forcément que tu peux faire les choses beaucoup mieux. J’ai d’abord manqué de justesse technique, notamment quand on a cassé le bateau, c’était en bonne partie de mon fait. Et sur les départs, je n’ai pas réussi à amener ma plus-value et à être dominant, comme j’arrive à le faire sur SailGP. Après, en tant que leader dans le projet, je n’ai aussi pas suffisamment été clair pour convaincre l’équipe autour de ma vision de copier simplement ce que faisaient les Kiwis, ou trop tard, je m’en veux pour ça. Pour moi, on s’est un peu dispersés, parce qu’on avait encore des doutes sur le fait qu’ils étaient à 100%, on prenait des photos, on faisait des vidéos, on entendait certains autour de la table dire qu’il ne fallait pas être des moutons, mais au final, on aurait dû l’être, même si je dis ça en caricaturant.

▶ Quelle est la suite du programme ?
A très court terme, la base reste opérationnelle, on a l’ambition de continuer à naviguer et à apprendre de ce bateau. Je pense d’ailleurs que quand on aura navigué une semaine de plus, on aura le sentiment d’avoir largement le niveau pour être en demi-finale, ça va être un peu dur. On a aussi beaucoup de partenaires qui viennent à Barcelone jusqu’à la fin de la Coupe, donc on va les accueillir en essayant de promouvoir du mieux possible le projet pour construire l’avenir, car l’ambition n’a jamais été de ne faire qu’une seule Coupe, on a toujours voulu construire quelque chose de pérenne. Et franchement, il y a tout pour : on a les actifs, sans doute le meilleur design package au monde, sur lequel on peut s’appuyer pour la suite, on a fédéré des gens de très haute qualité et des partenaires qui ont été piqués par la Coupe. Moi qui la découvrais, je peux te dire que j’ai vécu des émotions que je n’ai ressenties nulle part ailleurs. Ce n’est pas juste une compétition, partout et à chaque seconde, tu es « aspergé » de l’histoire de la Coupe. Par exemple sur notre match-race décisif en début de deuxième roud robin (contre Alinghi), on avait French Kiss (12M JI, bateau français de la Coupe de l’America 1987) qui naviguait juste à côté de nous, avec à bord Marc Pajot et monsieur (Christophe) Babule, un des protagonistes de l’équipe avec L’Oréal (directeur financier). Pour revenir aux émotions, tu reviens d’une régate en ayant cassé le bateau, pas une personne dans l’équipe ne se dit que c’est fini, sur une régate, on même a réussi à le réparer en étant encore à quai à dix minutes du départ, et au moment où on a décollé dans le port, on entendait toute l’équipe hurler « Allez les gars, c’est pour nous ! » Franchement, tu ne vois ça que sur la Coupe, ça te donne le virus. Et je pense que nos partenaires ont aussi vécu ça intensément, j’en ai vu avoir des larmes quand on a gagné ou réparé le bateau.

Photo : Alexander Champy-McLean / Orient Express Racing Team

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