Suite de notre entretien avec Franck Cammas. Après être revenu la semaine dernière sur la quatrième place de Charal sur la Transat Jacques Vabre, l’Aixois évoque le défi Orient Express Racing Team, qui dispute de jeudi à samedi la deuxième régate préliminaire de la 37e Coupe de l’America, à Djeddah.
► A peine rentré de Martinique, tu t’es tout de suite envolé pour l’Arabie Saoudite pour rejoindre Orient Express Racing Team, qui occupe ce vendredi la 6e et dernière place de la régate préliminaire de Djeddah. Après les bons résultats à Vilanova en septembre (3e place), quel bilan tires-tu de ces deux jours de régates en flotte ?
Vilanova était une régate un peu spéciale en termes de conditions de vent, nous avions terminé quelques manches sans voler et eu une part de réussite. Aujourd’hui, on a navigué dans des conditions de vent (14-16 noeuds) qu’on n’a jusqu’ici quasiment jamais rencontrées, peut-être trois jours en tout, donc on n’a pas encore la maîtrise des autres équipes devant nous. Là-dessus s’est rajouté un problème hydraulique, suffisamment important pour dégrader la performance des gars à bord, notamment des régleurs. Maintenant, il y a eu des points positifs, sur les départs, les lignes droites, on sent qu’on progresse, même si ça ne se voit pas au niveau des résultats. On va continuer à travailler pour que le bateau fonctionne à 100%. Il reste deux manches demain (samedi), j’espère qu’on va proposer un beau spectacle.
► As-tu pu suivre le projet en parallèle de celui avec Charal ?
J’étais bien occupé, mais oui, je suis toujours resté en contact avec l’équipe. Les gars ont continué à faire le maximum de sorties à Barcelone, les rares jours où il y a eu du vent fort et de la mer, ils ont osé naviguer, quitte à faire quelques figures de style, mais c’est comme ça qu’on apprend et qu’on prend confiance. On avait déjà énormément appris à Vilanova, pendant les « practice races » puis les régates, un des objectifs était de décoller le plus tôt possible. Je pense qu’aujourd’hui, on a plus de confiance et de certitudes dans notre façon de monter sur les foils en bas de range de force de vent, c’est-à-dire entre 6,5 nœuds, la limite basse pour ces bateaux, et 8,5 nœuds. C’est plus dans du vent fort qu’on a moins de repères pour l’instant.
► As-tu navigué sur le bateau ?
Oui, 30 minutes en Espagne, je leur ai arraché la barre des mains ! Je pense que j’apporterai plus de choses si j’ai du temps de navigation, c’est d’ailleurs ce que j’avais fait à une époque avec Oracle et Luna Rossa, j’étais pilote d’essai. C’est important que je vienne à bord, que je comprenne les sensations, pour ensuite échanger plus directement avec les barreurs et les aider. J’aime d’ailleurs bien les discussions que nous avons avec Quentin et Kevin (Delapierre et Peponnet, les deux barreurs de l’AC40), on a le même état d’esprit de toujours vouloir trouver des solutions pour essayer d’aller plus vite.
“Mon rôle sera bien plus
intéressant avec l’AC75”
► Et justement, quelles étaient les sensations ?
C’était cool, même si je me suis un peu battu avec les boutons, il ne faut pas appuyer sur le mauvais (rires). Ce qui est étonnant, c’est que tu as vraiment l’impression d’être dans le simulateur quand tu es à la barre, tu n’as pas de sensations supplémentaires, d’autant que comme tu es casqué, tu ne sens pas trop le vent ni la vitesse du bateau. Tu ne sais pas vraiment le moment où tu décolles, c’est plus quand tu vois la vitesse sur l’écran que tu te dis que tu voles, c’est assez artificiel, tu te fies plus aux chiffres pour savoir quelle est l’attitude du bateau. Et surtout, tu fais une énorme confiance aux deux régleurs qui sont derrière toi, parce que s’ils font la moindre erreur, il n’y a plus de safran dans l’eau, donc plus de contrôle du bateau. Les barreurs (un de chaque côté, écouter Pos. report #142 dans lequel Quentin Delapierre décrypte précisément le fonctionnement à bord) doivent de leur côté être bien coordonnés sur les montées et descentes des foils dans les manœuvres et dans les taux de giration en fonction de la force du vent. Il y a un certain nombre de consignes à apprendre – hauteur de vol, cant des foils, montées et descentes des foils – que tu pré-règles en fonction de l’allure et de la vitesse du bateau, mais c’est une routine à apprendre.
► A ce stade du projet, quel est ton rôle exact ?
Je travaille beaucoup avec Thierry Douillard, le coach de l’équipe, sur les analyses de performances et les observations que nous pouvons faire de l’extérieur. On organise ensemble les entraînements, en identifiant ce qu’on veut tester. Le but des premières semaines de navigation était de comprendre les effets de chaque réglage, puis de les combiner et de les adapter à chaque phase d’une régate. On analyse également chaque manœuvre pour que tout devienne des réflexes en fonction des différentes conditions de vent. Le but est d’écrire toutes ces règles dans ce qu’on appelle le playbook, avec la vingtaine d’actions en tout à faire sur les boutons. Un de mes autres rôles est de faire en sorte que le bateau soit le mieux préparé possible, donc il faut décider ce qu’on fait sur le ponçage des foils, le réglage du gréement, il y a quand même une marge dans la jauge. L’AC40 reste un monotype, donc ce n’est pas infini, mais sur le gros bateau, il y aura plus de liberté, ça va être beaucoup plus complexe et mon rôle sera bien plus intéressant.
“Trois phases dans le projet”
► Où en est concrètement le projet aujourd’hui par rapport à la concurrence ?
Aujourd’hui, par la force des choses, comme nous sommes déchargés de toute la partie design, du fait qu’on a acquis le design package de Team New Zealand, on a l’esprit concentré sur l’AC40, alors que pour les autres teams, ce n’est pas l’objectif n°1, ils passent aussi beaucoup de temps sur leur AC75 et sur le design du prochain. Maintenant, dans le projet, il y a trois étapes : celle qu’on vit en ce moment, avec l’AC40 monotype avec pilote automatique, puis, à partir du début d’année prochaine, le LEQ 12 (less or equal to 12 meters), c’est-à-dire l’AC40 qui deviendra un bateau de développement, sur lequel on pourra essayer tout ce qu’on veut. Je pense que là, on va commencer à identifier des problèmes que les autres ont déjà certainement vus depuis la précédente campagne sur le pilotage. Déjà, le fait d’utiliser le bateau sans pilote automatique va sans doute être une marche difficile. La dernière phase, ce sera la mise à l’eau de l’AC75 (prévue en mai 2024), l’objectif sera alors de ne pas perdre de jours de navigation avec la mise au point pour être sur l’eau le plus possible.
► Tu suis la construction de l’AC75 ?
Aujourd’hui, c’est vraiment un département autonome, sous la responsabilité d’Antoine Carraz qui s’occupe de recevoir les plans et de les comprendre pour transmettre aux équipes de fabrication. Mais j’espère passer plus de temps avec lui pour bien comprendre ce qui va être construit et anticiper l’utilisation des pièces. Ce qu’on fait sur l’AC40 et avec le simulateur développé par le design team permet dans le même temps de bien identifier les niches de performance sur les bateaux de ce type.
► Désormais, tu passes à 100% sur la Coupe ? As-tu d’autres projets pour 2024 ?
Je suis quasiment à 100%, oui, mais sur mon contrat, il y a marqué 80% (rires) ! J’ai quelques petites collaborations avec des teams pour du développement technique, il faut qu’on discute avec Charal, et sinon, je continuerais bien à naviguer en ETF26 avec Entreprises du Morbihan, comme cette année, je me fais bien plaisir avec eux !
Photo : Martin Keruzoré / Orient Express Racing Team