La 37e Coupe de l’America s’est achevée samedi dernier sur la nette victoire 7-2 d’Emirates Team New Zealand face à Ineos Britannia. Tip & Shaft dresse le bilan de cette édition avec les architectes Guillaume Verdier, Martin Fischer, Sam Manuard, Benjamin Muyl et Antoine Lauriot Prévost, et l’ingénieur Dimitri Despierres.
Trois ans et demi après sa victoire à Auckland sur Luna Rossa Prada Pirelli, Emirates Team New Zealand a remporté la Coupe de l’America pour la troisième fois de suite, vainqueur d’Ineos Britannia. Deux adversaires qui présentaient sur l’eau des AC75 dont les carènes étaient assez opposées. “C’est intéressant qu’à partir de la même problématique, il y ait eu plein de réponses différentes, note Antoine Lauriot Prévost, architecte chez VPLP Design (qui, sur cette campagne, avait dépêché Adrien Letourneur chez Luna Rossa, responsable du design des appendices). Pour ce qui est des finalistes, Team New Zealand avait une carène fluide, avec des formes plus « smooth », celles des Anglais étaient plus torturées, on sent qu’ils se sont beaucoup servis des outils numériques.”
Pour Dimitri Despierres, chef du département mécatronique d’American Magic, “on voit chez Ineos l’influence de l’équipe de F1 Mercedes, ils ont un peu torturé les surfaces, ils sont allés chercher des trucs un peu compliqués, au contraire de Team Zew Zealand qui a dessiné une carène plus simple”. Interrogé sur le sujet, Martin Fischer, chief designer d’Ineos Britannia, confirme que le partenariat avec Mercedes a conduit le design team britannique à explorer de nouvelles pistes : “Cette collaboration nous a permis d’utiliser beaucoup de plus ressources, notamment en calculs, et donc de regarder dans des endroits qui, à première vue, n’étaient pas forcément prometteurs. C’est ce qui nous a guidés dans une autre direction que les autres sur la forme de la coque.”
En l’occurrence une forme très volumineuse, là où celle de Team New Zealand, plus classique, était quasiment à la limite basse de la règle en termes de volume, afin de minimiser au maximum la traînée aérodynamique. “On a fait ce choix d’une coque plus grande et plus haute, car avec cette forme, on pouvait influencer l’écoulement autour des voiles et ainsi améliorer leur efficacité, donc la force propulsive”, explique Martin Fischer.
Ineos plus à l’aise
dans la mer formée
Ce choix a notamment permis à Ineos Britannia de se montrer plus performant dans le vent fort et surtout dans la mer. C’est dans ces conditions que les hommes de Ben Ainslie ont pris le dessus sur Luna Rossa en finale de la Coupe Louis Vuitton (victoire 7-4) et marqué leurs deux points lors du Match face à Team New Zealand.
“Le concept de la coque des Anglais s’est montré efficace d’un point de vue aéro dans les conditions de mer formée”, confirme Sam Manuard, qui faisait partie sur cette Coupe du design team d’Alinghi Red Bull Racing. “Les Anglais ont réussi à arriver en finale parce que, selon moi, ils avaient des appendices sûrement plus raides et peut-être qu’ils cavitaient moins au niveau des charnières”, observe Guillaume Verdier qui, s’il était sous contrat avec Emirates Team New Zealand sur cette édition, a “pris du recul” au sein du design team kiwi pour le dessin de l’AC75.
Pour Martin Fischer, la clé de la bonne tenue de l’AC75 britannique dans la mer se situe au niveau des foils : “La règle imposait un poids minimum tel que chaque équipe a été obligé de rajouter du poids dans les foils, donc un bulbe. Idéalement, il aurait fallu le mettre en dehors de l’eau pour générer moins de traînée, mais ce n’était pas possible, parce qu’il y avait aussi une distance minimale à respecter entre l’axe de rotation du foil et son centre de gravité, donc toutes les équipes ont divisé le bulbe en deux, un tout en bas du foil, un hors de l’eau. Il fallait alors décider de la position du bulbe sec : les Kiwis ont choisi de le placer très bas, ce qui leur a permis de le garder hors de l’eau sur mer plate, mais dans les vagues, ils ont souvent touché l’eau, ce qui n’était pas notre cas, car le nôtre était plus haut, une bonne partie de la différence s’explique comme ça.”
La chasse à la traînée côté kiwi
Quelles autres différences nos experts ont-ils trouvé entre les deux finalistes qui pourraient expliquer la supériorité de Team New Zealand ? “Le concept général de Team New Zealand étant de diminuer à fond la traînée, ils ont pu naviguer avec des voiles d’avant un peu plus petites que la concurrence, ça les aidait aussi à perdre moins de vitesse pendant les manœuvres”, note Sam Manuard. “J’ai trouvé intelligent chez Team New Zealand que leur « bustle » sous la coque s’étende jusqu’au safran, ajoute Guillaume Verdier. Ce qui leur permettait d’avoir un pont plus lisse à l’arrière, sans protubérance pour attacher le haut du safran, mais aussi un safran potentiellement moins grand.” D’où moins de traînée.
Antoine Lauriot Prévost estime quant à lui que “beaucoup de travail a été fait sur les safrans, celui des Néo-Zélandais avait une corde extrêmement faible sur une grande partie de la hauteur, ce qui leur donnait pas mal de gain en traînée, même si, en manoeuvrabilité pour l’équipage, ça ne devait pas être simple”.
Le mois dont ont bénéficié les Kiwis pour développer leur AC75, pendant qu’Ineos était engagé sur les demi-finales puis la finale de la Coupe Louis Vuitton, a-t-il joué en leur faveur ? “J’ai du mal à croire au « silver bullett » qui apparaît dans les quinze derniers jours et d’un coup ferait la différence, répond Benjamin Muyl, responsable du département design du défi français Orient Express Racing Team. En revanche, on a vu quelques évolutions, ils ont notamment dû se dire, en observant qu’Ineos avait un safran plus petit que le reste de la flotte, que c’était quelque chose à essayer, d’où le nouveau safran qu’ils ont utilisé, avec moins de surface mouillée. Mais vu le temps de fabrication que nécessitent toutes ces pièces, c’est forcément une solution qu’ils avaient anticipée.”
La “chorégraphie” néo-zélandaise
Malgré les différences entre les deux AC75, nos experts estiment que la victoire des hommes de Peter Burling ne s’est pas forcément jouée sur les qualités intrinsèques des bateaux. “Si on regarde les chiffres, en VMG, sur plus de la moitié des régates, nous sommes plus rapides. Par contre, nous avons en général pas mal perdu sur les manœuvres. Et sans doute aussi sur le changement de mode du bateau : quand le vent changeait, les Kiwis s’adaptaient plus rapidement que nous”, confirme Martin Fischer. “Il y avait beaucoup moins de différences entre les finalistes que sur la 36e Coupe. En revanche, on en a vu dans la façon d’utiliser le bateau et d’exploiter son potentiel, notamment au niveau des manœuvres et des zones de transition”, ajoute Sam Manuard.
“Les Néo-Zélandais ont été cliniques, solides partout, ils sont arrivés à exécuter les choses d’une manière incroyable, c’était vraiment une belle chorégraphie”, admire Benjamin Muyl. Celle-ci s’explique par l’expérience d’un team qui s’appuie sur le même noyau dur depuis trois éditions, le temps passé sur l’eau, mais également par un gros travail sur les aides extérieures à la navigation, un élément clé de la réussite. “Un aspect qui a été très important sur cette édition, c’est la partie software, confirme Antoine Lauriot Prévost. On a d’ailleurs vu les Anglais franchir un gros cap pendant la Coupe Louis Vuitton, a priori, ça s’est pas mal joué sur la modification et l’amélioration de leurs codes dans leurs logiciels d’aide à la navigation.”
Pour Dimitri Despierres, c’est d’ailleurs un enjeu majeur en vue de la 38e édition, si la règle de jauge évolue peu : “Aujourd’hui, les plus gros gains sont sur l’utilisation du bateau et son intelligence, donc sur la programmation qu’on peut faire pour faciliter le travail de l’équipage. Et là-dessus, les Kiwis ont livré une master class : quand tu les vois faire des virements et ressortir hyper stables à la contre-gîte, tu sens le travail de l’équipage, mais aussi tout ce que l’intelligence du bateau peut permettre.” Ce que Guillaume Verdier résume finalement : “Avoir une navette spatiale entre les mains, c’est une chose, s’en servir correctement, c’est une autre.”
38e Coupe de l’America : où et quand ?
Patron d’Emirates Team New Zealand, Grant Dalton s’est félicité cette semaine du succès de la 37e édition qui a attiré 2,56 millions de visiteurs à Barcelone. A propos de la prochaine, il a souhaité “un impact mondial accru, plus d’équipes et de possibilités d’expansion”, avant d’ajouter : “Il serait difficile d’augmenter le nombre d’équipes sur la base de l’espace disponible à Barcelone.” Selon nos informations, si la cité catalane n’est pas écartée, Valence ou le Moyen-Orient seraient des destinations possibles, à horizon 2027, tandis que du côté des teams, tous ceux qui étaient de la partie ont l’intention de remettre ça (à condition de finaliser les budgets), le Royal Yacht Squadron de Cowes, représentant Ineos Britannia ayant déjà de nouveau été accepté comme challenger of record, tandis que les Suédois d’Artemis sont susceptibles de revenir dans le jeu.
Photo : Ricardo Pinto / America’s Cup