Elue Marin féminine de l’Année 2018 avec Marie Riou par World Sailing en octobre dernier, Carolijn Brouwer, après trois Volvo Ocean Race dont la dernière gagnée avec Dongfeng Race Team, se lance dans un nouveau projet, puisqu’elle a été choisie comme barreuse du premier défi néerlandais de l’histoire de la Coupe de l’America. De Sydney, où elle réside, la Hollandaise, qui partage sa vie avec l’Australien Darren Bundock, grand spécialiste de multicoque, s’est confiée à Tip & Shaft.
Tu as été élue Marin de l’Année 2018 avec Marie Riou, vingt ans après avoir reçu le même trophée en 1998, c’est un joli clin d’œil du destin, non ?
Oui, cette distinction de Marin de l’Année est la plus haute que tu peux avoir dans la voile, c’était un moment très spécial de l’avoir une deuxième fois, parce qu’il y a vingt ans, c’était pour récompenser mon parcours en classe Europe, et là, c’est pour de la course au large. Ce sont deux univers très différents, j’espère que dans vingt ans, je serai récompensée une troisième fois, pourquoi pas dans l’America’s Cup ? (Rires).
Si tu regardes ton parcours depuis vingt ans, quels moments forts retiens-tu ?
J’en retiens trois : d’abord ma campagne en Tornado, avec ma deuxième place aux Championnats du monde en 2007, alors que j’étais la seule femme [elle courait sous les couleurs belges – elle a la double nationalité – avec Sébastien Godefroid, NDLR]. Ensuite, il y a eu la Volvo avec Team SCA et surtout l’étape que nous avons gagnée à Lorient, c’était la récompense de tous les efforts que nous avions faits jusque-là. Enfin, la victoire avec Dongfeng, incroyable. Avec notamment cette dernière étape, dont le scénario ne se reproduira à mon avis plus jamais sur la Volvo ou même sur d’autres événements de course au large. C’était doublement une victoire, parce qu’on n’avait jamais gagné d’étape. Et à titre personnel, en tant que Hollandaise, c’était très fort, depuis la ligne d’arrivée, je pouvais voir mon appartement ! Je n’avais jamais vu autant de monde pour un événement de voile.
Si tu ne devais garder qu’une image de cette campagne, ce serait laquelle ?
Je dirais la soirée de l’arrivée à La Haye. Il y avait beaucoup de joie et d’émotions parmi les navigants, bien sûr, mais aussi au sein du shore crew qui a enfin pu libérer la pression emmagasinée pendant neuf mois. Cette pression est très importante car à chaque fois qu’on part en mer, ils avaient l’angoisse que quelque chose casse, ils sont en première ligne dans ces cas-là. J’ai eu la sensation qu’ils ont fêté cette victoire beaucoup plus, que l’émotion était plus forte que pour nous, parce que pour eux, c’était la fin de cette pression, ils n’avaient pas à préparer le bateau le lendemain.
Tu as disputé la Volvo à trois reprises pour trois projets finalement très différents…
Oui, c’est vrai. La première fois, j’avais 22 ans, j’avais fait les deux étapes du Sud et je m’étais dit que je voulais revenir pour faire la totalité de la course, ça a pris beaucoup d’années avant que l’opportunité ne se présente. Elle est arrivée avec SCA, dont l’objectif n’était pas de gagner mais de progresser et de montrer que tout était possible pour les femmes, c’était un challenge différent. Tout comme l’a été celui avec Dongfeng qui était clairement de gagner la Volvo.
Et y aura-t-il une quatrième fois ?
J’y retournerais bien, à condition, là encore, d’avoir un nouveau beau challenge à relever. Le nouveau bateau avec un équipage de cinq est déjà un challenge en soi, je ne suis d’ailleurs pas convaincue du nombre de marins, je trouve que cinq, ce n’est pas beaucoup, je ne suis pas très fan. En revanche, les bateaux sont très excitants, on va aller beaucoup plus vite pour faire le tour du monde. Le challenge qui me plairait, ce serait de le faire avec un bateau, un équipage et le drapeau hollandais.
Comment Charles Caudrelier t’a recrutée ?
C’était en septembre 2016, il avait encore mon adresse Skype car il y a dix ans auparavant, il m’avait appelée pour me proposer de faire la Transat AG2R avec lui [Charles Caudrelier nous a confirmé l’avoir contactée à l’époque, mais, selon lui, pour lui proposer de faire une saison de Figaro à sa place en 2007, NDLR]. J’avais été assez étonnée, parce que je n’avais pas d’expérience de la course au large en dehors de ma première Volvo et j’avais refusé car je venais de débuter ma campagne olympique en Tornado, je n’avais pas le temps de faire autre chose.
Il vient d’être élu Marin de l’Année en France, qu’en as-tu pensé ?
C’est super, parce que Marie et moi avons été élues par World Sailing, lui ne l’avait pas été alors qu’il était nominé, on voulait vraiment qu’il soit aussi récompensé. Nous, on a gagné parce que c’était la première fois que des filles gagnaient la Volvo, quelque part, je pense que c’est normal, mais dans la Volvo, l’équipe, c’est tout, c’est ce qui fait la différence. Et Charles a su composer un équipage soudé, au sein duquel il y avait beaucoup de respect.
Parlons maintenant de l’avenir : comment t’es-tu retrouvée embarquée dans le projet de défi néerlandais pour la Coupe de l’America ?
C’est Simeon [Tienpont, à l’origine du défi, skipper d’AlzoNobel sur la Volvo et ex d’Oracle sur la Coupe, NDLR] qui m’a contactée pour faire partie de l’équipe. J’ai fait trois fois les Jeux olympiques, couru trois Volvo, il me restait la Coupe de l’America. C’est la première fois en 167 ans que la Hollande a l’opportunité d’y participer, c’est une chance incroyable, j’aurais été très stupide de dire non à ça, c’est un rêve. D’autant que c’est un projet fait pour durer, l’objectif est que la Hollande s’aligne sur la Coupe de l’America pour plusieurs éditions. Après, ce qui m’a plu, c’est que ce projet a justement un aspect « national » qui ressemble un peu à celui de Team New Zealand. Alors que les autres projets sont financés par des milliardaires, les Néo-Zélandais ont tout le pays derrière eux, le gouvernement, les industries, la technologie… Simeon a la même vision : en Hollande, nous n’avons pas de milliardaires qui vont tout nous payer, donc il faut qu’on emmène avec nous tout le pays, les entreprises, l’Etat, sachant qu’on a beaucoup d’expérience dans l’industrie nautique. A chaque fois que j’ai fait les Jeux olympiques, j’ai ressenti beaucoup d’émotion au moment de défiler lors de la cérémonie d’ouverture derrière le drapeau hollandais, je n’ai jamais retrouvé cette émotion ailleurs, c’est ce que nous voulons essayer de faire sur ce projet. Après, cela ne veut pas dire qu’il n’y aura que des Hollandais, parce qu’on sait qu’on a peu d’expérience dans certains domaines, comme le foiling, et qu’on va avoir besoin d’Australiens ou d’Anglais pour nous aider, sachant que nous sommes dans une course contre la montre. Mais l’objectif est d’avoir surtout des Hollandais à bord du bateau.
Avez-vous commencé à constituer l’équipage ?
Aujourd’hui, Simeon est surtout occupé par la recherche de partenaires, je m’occupe effectivement avec Peter Van Niekerk de constituer l’équipe navigante. Notre priorité est de trouver de 8 à 11 équipiers de 95 kilos pour servir comme grinders, ça peut d’ailleurs être des sportifs venant d’autres disciplines, même si c’est un plus s’ils ont déjà de l’expérience parce qu’on n’a pas beaucoup de temps pour former des marins, on s’intéresse notamment à ceux qui font du Finn. On espère pouvoir former un équipage au moment du lancement de la construction du bateau en avril pour commencer à travailler sur le simulateur qu’on va acheter à Team New Zealand, ça va nous occuper une partie de l’année. On pense aussi à un petit bateau pour s’entraîner, comme les Américains, mais il ne faut pas que ça empiète sur le temps consacré au gros bateau.
Le projet est-il aujourd’hui financé ?
Non, pas complètement. Nous annonçons cette semaine l’arrivée d’un CEO, qui a travaillé pour les télécoms en Hollande, dont la mission sera justement de trouver ce complément de budget. La première échéance pour nous est de lancer la construction du bateau en avril, sachant que nous avons acheté le design package de Team New Zealand. Idéalement, on aimerait avoir réuni tout le budget à ce moment-là.
Si vous lancez une construction en avril, cela signifie-t-il que vous ne serez pas prêts pour les premières America’s Cup World Series en octobre à Cagliari ?
Notre bateau ne sera pas prêt en octobre, nous pensons plutôt qu’il le sera en février 2020. C’est justement quelque chose qui doit être négocié avec le Defender et le Challenger of record, Luna Rossa. Notre nouveau CEO et Simeon partent en Nouvelle-Zélande mardi prochain pour en discuter.
Tu seras la première barreuse d’un challenger sur la Coupe de l’America, est-ce important pour toi, sachant que dans les équipes navigantes, l’épreuve est quasiment 100% masculine ?
Ça ne me fait rien. Moi, je navigue, parce que j’adore la compétition et que je veux gagner, que ce soit avec des femmes ou des hommes. Après, si, en même temps, je peux contribuer au fait qu’il y ait plus d’égalité entre hommes et femmes dans notre sport, je suis contente, mais mon but prioritaire, c’est de gagner.
Tu as navigué sur de nombreux supports, serais-tu tentée par de la course au large en solitaire ?
Je suis avant tout quelqu’un qui navigue en équipage. Même si j’ai dû apprendre, parce que je viens de la classe olympique où j’ai navigué seule, je suis devenue une vraie « team player » et j’adore ça. La course au large en solo ne m’a jamais vraiment intéressée, sauf quand on a habité pendant huit mois à Lorient quand on préparait la Volvo avec Dongfeng, on avait été voir la Solitaire du Figaro, j’ai vraiment découvert et appris à apprécier le Figaro, c’est énorme en France. Maintenant, je ne pense pas que je serais capable de naviguer seule, mais en double ou sur une épreuve de « mixed offshore » comme celle qui aura lieu aux Jeux olympiques de 2024, ce serait un beau challenge.