À bientôt 60 ans, Bertrand Pacé est l’un des marins français les plus expérimentés en matière de match-racing (champion du monde en 1994), de Coupe de l’America (sept campagnes), mais aussi de Tour de France (huit victoires). Depuis trois ans, il accompagne en tant que coach le Charal Sailing Team de Jérémie Beyou. Avant le début, samedi, de la finale de la Prada Cup entre Ineos Team UK et Luna Rossa Prada Pirelli Team, Tip & Shaft s’est entretenu avec le natif de Dunkerque.
Quel bilan tires-tu du Vendée Globe de Jérémie Beyou ?
Nous sommes tous contents qu’il ait fini, sachant que ce n’était pas évident pour lui de repartir neuf jours après les autres. Jérémie, c’est un compétiteur, il navigue pour gagner, pas pour suivre la flotte. Il a donc fallu trouver des objectifs au fur et à mesure de la course pour qu’il garde sa motivation, c’était aussi très important pour l’équipe, parce que l’expérience emmagasinée sur un Vendée Globe est irremplaçable.
Qu’as-tu aimé ou moins aimé sur ce Vendée Globe ?
Ce qui était sympa, c’étaient ces arrivées extrêmement proches avec l’incertitude qui a rendu la victoire de Yannick encore plus belle car difficile à obtenir. Il n’a pas fallu grand-chose pour que Charlie gagne, mais on ne peut qu’accepter l’interprétation faite par le jury un mois avant l’arrivée. L’entraide est indispensable dans la course au large, j’ai lu des choses déplacées sur le sujet. Tout comme j’ai trouvé non avenus les propos de Jean (Le Cam) sur les histoires de budget, il est assez mal placé pour faire ce genre de commentaires vu son passé, ça lui est parfois arrivé de faire partie des plus gros budgets. Après, ce qui m’a frustré, c’est d’avoir quatre heures entre chaque pointage ; en 2021, on devrait pouvoir avoir des pointages beaucoup plus fréquents pour suivre de manière plus intense ce qui se passe.
Ta collaboration avec le Charal Sailing Team va-t-elle se poursuivre ?
Oui. Jusqu’à présent, je faisais des piges, entre 20 et 30 jours par an, désormais, je vais être plus impliqué en m’occupant de la totalité du dossier voiles. Il va y avoir un bon travail de débriefing à faire, de comparaison de notre plan de voilure avec ceux, par exemple, d’Apivia et surtout de LinkedOut, qui avait un jeu de voiles atypique. On va se poser les bonnes questions pour l’avenir, notamment à court terme, la Transat Jacques Vabre.
“51% Britannia, 49% Luna Rossa”
Parlons maintenant de Coupe : les régates courues jusqu’ici sur la Prada Cup t’ont-elles plu ?
Quand il y a du vent, beaucoup, oui. Les AC75 ne sont pas très beaux, par contre, ils sont bougrement efficaces, ce sont des machines extraordinaires au près et au portant. On a vu des styles de navigation et des prises de risques différents, la dernière régate des round robins entre Luna Rossa et Britannia (le bateau d’Ineos Team UK) a été fantastique, avec des conditions parfaites, c’est-à-dire un vent de terre très « shifty », donc un jeu très fin. Ce qu’ont fait les Anglais sur cette régate a été superbe, ils ont su prendre beaucoup de risques quand il le fallait. Je trouve aussi que le fait que les bateaux partent au près est un progrès, parce qu’il y a finalement assez vite dans la régate un dominant et un dominé, et au près, il se passe beaucoup de choses dès qu’il y a des oscillations du vent. Au final, je trouve que c’est du vrai match-race, et cela vient aussi du plan d’eau d’Auckland qui est fantastique avec une diversité de vents incroyable : tu peux avoir du sud-est le matin et du nord-ouest l’après-midi, ça change du tout au tout en très peu de temps.
Un mot sur l’élimination d’American Magic ?
J’avais l’impression qu’ils étaient très rapides dans les conditions ventées, mais le fait que leur bateau ait été plus ou moins détruit leur a été très préjudiciable, ces AC75 sont extrêmement compliqués. Après, ils ont peut-être fait des erreurs : il se dit qu’au-dessous de 15 nœuds, ils avaient des difficultés de décollage, et c’est clair que la machine n’était pas aussi bien huilée que celle des Anglais par exemple. Quand tu vois comment ces derniers parlent à bord, prennent les décisions, avec un ton super posé et simple, juste quelques mots, on sent qu’ils ont beaucoup travaillé pour avoir cette fluidité dans la communication. Comme tous les observateurs, y compris dans les autres teams, j’ai été étonné par leurs progrès entre les America’s Cup World Series et la Prada Cup. Ils ont réussi à résoudre les gros problèmes hydrauliques qui les plombaient, mais clairement, on ne s’attendait pas à ce qu’ils soient aussi véloces un mois plus tard.
Peux-tu nous présenter les forces en présence avant la finale de la Prada Cup ?
En vitesse, je trouve Italiens et Anglais très voisins en performance. En février à Auckland, il y a souvent de la brise thermique, donc des vents relativement faibles, peut-être que Luna Rossa a des facultés de démarrage supérieures dans ces conditions. Après, dans la façon dont ils sont organisés à bord, c’est très différent : il y a d’un côté un fonctionnement classique de match-racing, celui des Anglais, avec un skipper qui prend les décisions et un tacticien qui apporte des informations très précises ; de l’autre, chez les Italiens, deux barreurs, un de chaque côté. L’avantage en termes de performance, c’est que le barreur devient régleur de vol sur l’autre bord, comme il a l’habitude de barrer, il anticipe certainement mieux la façon dont le bateau vole. Mais je suis assez sceptique sur ce fonctionnement, je ne comprends pas trop qui prend les décisions. Maintenant, si les Italiens arrivent à aller plus vite, ils gagneront, car la vitesse est toujours prépondérante sur la Coupe. C’est difficile de dire qui va gagner, je dirais 51% Britannia, 49% Luna Rossa, je pense que ça va être serré.
“La Coupe, c’est l’épreuve ultime de la régate”
Le vainqueur défiera Emirates Team New Zealand, quel est ton avis sur le defender ?
On a vu en décembre qu’ils avaient une faculté de vitesse supérieure aux autres : ils sont souvent très mal partis et ont fini devant quasiment à chaque fois. Par rapport à leurs concurrents, les choix de foils sont très différents : Britannia et Luna Rossa ont des plans porteurs en dièdre (avec de l’angle par rapport au bras), alors qu’ils sont plats sur Team New Zealand. Martin Fischer (l’un des principaux designers du défi italien) m’a dit qu’ils avaient hésité très longtemps, l’avantage du premier, c’est que tu peux régler les deux volets différemment donc limiter la dérive au près, ce qui n’est pas possible avec un foil en T qui, en plus, a plus de surface mouillée. Ça n’empêchait pas les Néo-Zélandais d’être insolents en vitesse, est-ce que les autres auront suffisamment progressé pour les dépasser, sachant que c’est toujours le bateau le plus rapide qui gagne ? On verra. Par contre, sur les phases de départ, j’ai trouvé que Peter Burling n’était pas très à l’aise, il a fait de grosses erreurs. Est-ce lié à lui ou au logiciel qui ne lui donnait pas correctement les laylines ? Je ne sais pas. Il faut savoir qu’à ces vitesses, l’œil ne suffit pas, il faut vraiment une aide informatique pour couper la ligne dans les deux ou trois secondes du départ.
Quand tu vois tout ça, ça te donne envie ?
Une fois que tu as mis le doigt dedans, tu ne peux plus t’en passer ! La Coupe, c’est l’épreuve ultime de la régate, donc j’éprouve une certaine frustration de ne pas être à Auckland. C’est passionnant de voir ces bateaux, les gars doivent s’éclater, parce que c’est quand même un jeu dans lequel la notion de plaisir est fondamentale dans la réussite. Évidemment, il y a du stress sur une telle épreuve, mais quand le stress dépasse une certaine limite, ça devient de la peur, et avec la peur au ventre, tu ne navigues pas bien. Pour reprendre l’exemple des Anglais, on sent que le stress est faible, il n’y a jamais de reproches dans leurs échanges, ils sont libres de leur choix, ils naviguent pour gagner. Sur la régate dont je parlais contre Luna Rossa, les Italiens étaient beaucoup plus sur la défensive.
Photo : Carlo Borlenghi / Luna Rossa Prada Pirelli Team