A moins d’une semaine du début de la régate préliminaire de la Coupe de l’America, et à treize jours du coup d’envoi de la Coupe Louis Vuitton qui verra s’affronter les cinq challengers d’Emirates Team New Zealand, Quentin Delapierre, skipper d’Orient-Express Racing Team, revient pour Tip & Shaft sur la prise en main de l’AC75, l’état d’esprit de l’équipe et sa perception de la concurrence.
A quoi ressemble ta vie depuis le 6 juin, date de la mise à l’eau du tant attendu AC75 français ?
Ça parait tellement loin déjà ! Pour être honnête, c’est un bateau extrêmement complexe, surtout pour les techniciens. Il y a beaucoup de systèmes embarqués et de codes informatiques, on a donc d’abord eu une longue période de « commissionning » [mise au point des systèmes pour atteindre le niveau de performance visée, NDLR], avec des soucis de fiabilité et un manque de compréhension qui entraînent forcément des petites casses et erreurs. On espérait que cette période soit un peu plus courte, mais on a essuyé les plâtres jusqu’à début juillet. Ensuite, on a pu passer aux navigations à proprement parler, et depuis… c’est une vie de passionné où tu ne peux pas planifier grand-chose, puisque tout tourne autour de la météo et de la capacité à naviguer sur le 75 pieds. C’est encore plus intense que tout ce que j’ai pu faire en préparation olympique.
Comment décrirais-tu ce bateau ?
Il nous a surpris ! On avait énormément travaillé et progressé sur le 40 pieds. La philosophie de ce bateau, dont on a acheté le design pack à Emirates Team New Zealand, est globalement la même. On s’attendait donc à retrouver le même comportement, mais, étonnement, c’est très différent. On a rencontré des phénomènes qu’on n’avait pas du tout sur le 40 pieds.
Peux-tu nous en dire un peu plus ?
En gros, c’est un bateau de 23 mètres avec un safran de moth à foil… C’est tout petit et ça doit contrôler la force antidérive d’un foil qui, en proportion, est beaucoup plus imposant, donc on peut perdre le safran assez vite… Sur le 40 pieds, ça arrivait mais c’était beaucoup plus sous contrôle ! En plus de ça, on a une grand-voile avec un potentiel de volume énorme. Là encore, ça fait beaucoup de pression sur le safran et on peut vite le perdre. Les foils, eux, sont très efficaces, on peut contrôler le leeway. En gros, cela revient à contrôler l’orientation de la plateforme par rapport au vent apparent. En ligne droite, c’est assez plaisant car ça donne une bonne maîtrise. Le problème qu’on a eu, c’est que dans les manœuvres, ce leeway est négatif, comme si on se retrouvait avec un vent adonnant. Le bateau devient dur à maîtriser, c’est beaucoup de petites subtilités. Tout ça a été une surprise au début, et on a réalisé qu’on n’allait pas pouvoir naviguer comme on le faisait avant.
“Ce n’est plus possible d’enchaîner
quatre virements en dix secondes”
Il y a aussi un changement majeur au niveau de l’énergie, comment s’est passée l’arrivée des quatre cyclistes à bord ?
Humainement, hyper bien. On savait que c’étaient des légendes dans leur discipline, que ce soit Germain Chardin en aviron ou Maxime Guyon en crossfit, et on n’a pas été déçus. Tim (Lapauw) et Olivier (Herlédant) ont aussi fait un énorme boulot en faisant la transition de grinder à cyclistes. Aujourd’hui, je dirais que c’est un des départements les plus fiables dans notre équipe. Kilian Philippe, le préparateur physique, a su les faire progresser. Il y a eu beaucoup de tests en salle, on a fait un document avec la puissance théorique à développer, et on sait qu’ils sont capables d’envoyer ce qu’il faut. Maintenant pour nous les marins, ça diffère pas mal car il y a forcément moins de réactivité que sur un parc batterie. On doit s’atteler à faire le moins d’erreurs possibles pour préserver leur énergie, ce n’est plus possible d’enchaîner quatre virements en dix secondes… Mais malgré ça, c’est un système qui nous bluffe tous les jours !
Comment évalues-tu la concurrence à deux semaines du début de cette 37e édition de la Coupe de l’America ?
Bien sûr, les Néo-Zélandais sont très calés. Ils ne font pas d’erreurs, c’est le principal problème quand tu régates contre eux. Ils ne sont pas extraordinaires, mais ils ne font pas d’erreurs. Ce sera donc un defender solide : ils ont l’expérience, un bateau qui fonctionne à merveille. Peut-être qu’ils peuvent être battus en ligne droite, mais sur un parcours aussi petit, c’est vraiment très difficile. Ils ont aussi bien fait les choses pour gérer la pression, puisqu’ils se sont donné la possibilité de régater dès les séries (la Coupe Louis Vuitton), ce qui va leur permettre de se roder.
Et du côté des challengers ?
Luna Rossa Prada Pirelli est aussi très solide. C’est une équipe qui arrive à maturité, ils ont fait beaucoup d’heures d’entraînement notamment à Cagliari, c’est très joli, ils font peu d’erreurs mais un peu plus que TNZ. Pour moi c’est les deux gros à ce stade, après je ne vois pas de hiérarchie entre les autres équipes. Les Anglais vont assez vite au portant, mais au près, ce n’est pas ça. Leur bateau n’est pas très polyvalent. Le Patriot américain non plus, il est très en difficulté quand il y a peu de vent. Par contre quand il y a du vent, il est rapide. Pour les Suisses, c’est un peu pareil : ils sont faciles dans la molle mais sans aller très vite, c’est plus compliqué pour eux quand il y a de l’air.
“Je sais qu’on est craints”
Et vous, comment vous vous situez par rapport à la flotte ?
Il y a deux semaines, on a commencé les régates d’entraînement, en format match race comme sur la Coupe. Mardi, on a fait deux manches contre les Néo-Zélandais. On a fait une erreur à la fin du premier parcours, mais on pouvait les battre. Il n’y a pas beaucoup d’équipes qui ont fait un croisement devant eux, et on l’a fait. On sait qu’on a un outil incroyable puisque TNZ nous le montre tous les jours et à chaque match. On a les bonnes combinaisons de système, maintenant on doit repousser nos limites et arriver à régater comme on le souhaite. C’est à notre portée si on atteint le bon état d’esprit.
Tu penses que c’est aussi comme ça que vous perçoit la concurrence ?
Je sais qu’on est craints. On a montré ce dont on était capables sur SailGP, on a d’ailleurs battu la plupart des marins de la Coupe et ils savent tous qu’on a un bateau qui va vite. Nos gros challenges, ce sont la fiabilité des systèmes, l’efficacité en termes d’énergie, et pour nous, les marins, d’être plus réguliers. Ce que je répète tous les jours à l’équipe, c’est qu’on peut être brillants, mais il faut juste qu’on arrête de faire des cadeaux. Il y a quelques mois, j’étais plus sceptique, là je sens qu’on est dans le processus de devenir très solides, et on a la gagne.
A quoi cela tient-il selon toi ?
Juste à une vision commune : simplicité, efficacité, faire confiance aux process, ne pas se focaliser sur le résultat. A partir du moment où les gens ont commencé à adhérer à cette vision, tout est devenu plus efficace.
“Je ne suis pas encore dans
l’état d’esprit que je souhaiterais”
A titre personnel, comment appréhendes-tu ce rendez-vous sportif majeur ?
J’aimerais bien l’aborder en tant que marin seulement. Arriver le 29 août en étant juste un athlète 100% concentré sur ma performance, pas un leader d’équipe. Le projet Coupe est hyper intense, on est une jeune équipe donc il a fallu pousser fort et insuffler une dynamique. Depuis la France, c’est dur de réaliser tout ce qui a été fait en un an, mais on est passés d’une équipe de 40 personnes à 120 aujourd’hui. La difficulté pour moi, c’est de lutter contre les sollicitations permanentes. Je dirais que je ne suis pas encore dans l’état d’esprit que je souhaiterais, mais j’ai deux semaines pour le mettre en place.
Comment comptes-tu finaliser cette préparation ?
Depuis mon retour des Jeux de Tokyo [8e en Nacra 17 avec Manon Audinet], je travaille la préparation mentale avec Thomas Sammut, dont a beaucoup entendu parler ces derniers temps parce qu’il travaille avec d’excellents athlètes, dont Léon Marchand. C’est quelqu’un qui fait passer des crans, il est intransigeant et il ne me laissera pas dériver. A la fin de la saison de SailGP, malgré le sentiment très mitigé avec cette dernière régate dont je ne ferai jamais le deuil [collision avec le bateau danois], j’étais dans le bon état d’esprit. J’ai juste à reproduire ça. Encore une fois, collectivement comme individuellement, on peut être brillants, comme par moments faire des erreurs qui donnent, dans le meilleur des cas, des mètres, et parfois, des manches. Avec notre AC75, on a un énorme potentiel, à nous d’en être à la hauteur. Mais ce qui est sûr c’est qu’on a envie de rendre fière toute la voile française. Pour nous, c’est déjà un rêve qui devient réalité.
Photo : Alexander Champy-McLean/Orient Express Racing Team