A quelques jours de l’arrivée des trois premiers de l’Arkea Ultim Challenge-Brest, attendus à partir de lundi à Brest, Tip & Shaft analyse les événements de la semaine, notamment l’arrêt aux Açores de Charles Caudrelier, en compagnie des navigateurs Loïck Peyron et Franck Cammas, et du spécialiste du routage météo, Christian Dumard.
Dans un monde idéal, c’est ce vendredi que Charles Caudrelier aurait dû couper en vainqueur la ligne d’arrivée de l’Arkea Ultim Challenge-Brest après environ 47 jours de mer, ce qui aurait été le deuxième chrono de l’histoire en solitaire, derrière les 42 jours et 16 heures de François Gabart fin 2017. Fort, alors, d’une avance de plus de 2 000 milles sur son poursuivant immédiat, Thomas Coville, le skipper du Maxi Edmond de Rothschild, confronté à une météo très musclée dans le golfe de Gascogne, a fait le choix avec sa cellule de routage de s’arrêter aux Açores, mercredi à 6h, pour laisser passer deux grosses dépressions sur la route de Brest.
“C’était très compliqué d’arriver dans les conditions générées par la tempête Louis qui vient de passer sur la France, à savoir 8 à 9 mètres de mer au large et des vents de 40 nœuds, avec rafales à 50 ou 60, détaille Christian Dumard. Il y avait éventuellement la possibilité de se glisser entre les deux dépressions, mais le timing n’était pas simple à trouver et l’état de la mer était encore très mauvais. Et en cas de problème, il se serait retrouvé coincé avec cette deuxième dépression, c’est donc une sage décision. C’est un peu comme une Formule 1 qui aurait un tour d’avance et a un petit souci technique, elle s’arrêterait au stand pour réparer, repartir et gagner le Grand Prix.”
Loïck Peyron abonde : “C’est une histoire de gestion d’avance et de matériel, le principe même des bons marins et des bonnes équipes. Charles a en plus le luxe de choisir à quel moment s’arrêter, c’est encore mieux que d’en avoir l’obligation, comme cela a été le cas pour les autres.”
Pour Franck Cammas, co-skipper du Maxi Edmond de Rothschild avec Charles Caudrelier jusqu’en 2021, “Charles n’avait rien à gagner à prendre des risques dans une dépression qui, on l’a constaté en Bretagne, était bien puissante.” Et l’Aixois d’ajouter : “Les incidents de course de ses concurrents lui permettaient en plus de faire ce choix, il avait déjà eu cet état d’esprit en ralentissant 48 heures avant le cap Horn, il n’a pas de record à battre, c’est très cohérent. Mais c’est sûr que s’ils avaient été plusieurs au contact, personne ne se serait arrêté !“
“Une situation surprenante”
Aucun des six marins au départ de Brest le 7 janvier n’aura bouclé le tour du monde sans arrêt, ce qui fait dire au même Franck Cammas : “Connaissant Charles, il a sans doute pensé à ça, ça devait lui tenir à cœur de ne pas faire d’escale. On aurait aimé voir des bateaux faire tout le tour du monde sans toucher terre pour prouver qu’ils sont capables de le faire, mais en l’occurrence, le Maxi Edmond de Rothschild l’est, il ne s’arrête pas pour une avarie.”
Quel peut être l’état d’esprit de Charles Caudrelier, à l’arrêt depuis presque deux jours après avoir été seul en mer les 45 précédents ? “C’est une situation qui est assez surprenante, répond Loïck Peyron. Ça m’était d’ailleurs arrivé de faire une escale comme ça en tête d’une course, avec Jean-Pierre Dick sur la Barcelona World Race (2010/2011), on s’était arrêtés dans le détroit de Cook. On avait suffisamment d’avance et le droit de le faire (48 heures minimum), c’était une impression bizarre de boire un petit coup de rouge en terrasse après avoir pris une douche et passé une nuit à l’hôtel, tout en étant toujours en tête de la course.”
Dans un communiqué envoyé jeudi, le Gitana Team a annoncé un départ de Horta “vendredi en fin de journée, voire samedi matin”, le team a ensuite précisé vendredi que ce serait samedi, dans des conditions, qui, selon Christian Dumard, ne s’annoncent pas faciles : “On reste dans des systèmes perturbés avec des transitions compliquées, il y a du boulot pour les routeurs. Il faut qu’ils arrivent à trouver une bonne fenêtre pour naviguer au portant du début à la fin, quitte à faire plus de route. Le but est d’éviter d’avoir une transition au près dans des vents de nord-nord-est assez forts, car même s’ils ont sans doute profité de l’escale pour faire un petit refit, on se rend compte que tous les bateaux sont hyper fatigués, ça ne navigue pas vite. Quand on voit 30 nœuds, c’est miraculeux, alors que normalement, c’est la vitesse de base.”
Et le routeur d’Actual Ultim 3 d’ajouter : “Charles pourrait même attendre lundi pour avoir les mêmes conditions que Sodebo qui va faire le tour par l’ouest et dont l’arrivée est prévue le 28 ou le 29. Il monterait alors dans le nord et se calerait devant Thomas Coville sur la même route, mais son objectif est sans doute de garder plus de marge.” Charles Caudrelier et son équipe gardent a priori bien la situation bien en main, même si Loïck Peyron prévient : “Il ne faut pas imaginer que ça facilite forcément les choses de devoir s’arrêter. Au contraire, ça casse le rythme, c’est une difficulté supplémentaire d’avoir à se remettre dans le bain.”
“La consécration d’un bateau”
Si tout se passe comme prévu, Charles Caudrelier est attendu lundi à Brest après 50 jours de mer… le jour de ses 50 ans. Autant dire qu’il s’offrirait un beau cadeau d’anniversaire en cas de victoire, que nos experts refusent de prononcer à l’avance, tout en soulignant la belle maîtrise du skipper et du Gitana Team. “S’il gagne, ce sera la victoire d’un binôme skipper/bateau qui se connaît parfaitement bien, analyse Loïck Peyron. Ce serait aussi la consécration d’un bateau, le premier Ultim de large volant, et donc une belle symbolique de le voir gagner le premier tour du monde en solo en volant. Mais aussi la récompense d’un travail bien fait depuis longtemps, d’un vrai investissement et d’y avoir cru un peu avant tout le monde, c’est beau !”
De son côté, Franck Cammas ne se montre pas surpris de voir son ancien coéquipier à cette place de leader si près de l’arrivée : “Charles a très bien géré le rythme, il a su pousser le bateau et lever le pied quand il fallait. Après, c’est beaucoup plus facile quand on est 1 500 ou 2 000 milles devant, c’est clair que le rythme a bien changé à partir du moment où Tom (Laperche) a abandonné. On aurait aimé voir ce qui se serait passé s’il était resté au contact, mais sur une course, c’est exactement ce qu’il faut faire, tu gères en fonction de la concurrence. C’était un challenge pour Charles de bien y arriver, il savait que ça allait être quelque chose de nouveau par rapport au rythme adopté sur les transats.” Le vainqueur de la Route du Rhum 2010 (entre autres) ajoute au passage : “Je pense que par moments, il a dû trouver le temps long, parce qu’il se nourrit de la concurrence autour de lui, là, il n’y en a finalement pas eu beaucoup, l’enjeu sportif a vite disparu, je pense qu’il le regrette, comme d’ailleurs tous les gens qui suivent la course.”
Interrogé sur l’absence de gros suspense sportif pendant une grande partie de la course, Christian Dumard répond quant à lui : “C’est sûr que quand il y a autant de distances entre les bateaux, c’est moins palpitant, on ne se connecte pas toutes les deux heures sur la cartographie. C’est un peu dommage, mais on savait que ce serait compliqué pour les bateaux de faire le tour du monde sans casse. Et pour l’instant, il y a encore cinq concurrents en course sur six, c’est quand même la première fois que ces bateaux font le tour du monde en course, qui plus est en solo. Cette course ça va permettre de les fiabiliser, de mieux comprendre leurs faiblesses et un jour, un bateau volant fera le tour du monde en 35 jours.”
Photo : Marin LE ROUX – polaRYSE / GITANA S.A.