Actualité double en ce début de printemps pour Fabien Delahaye : le Normand fait en effet partie de l’équipe Holcim PRB, en tête du classement général de The Ocean Race, et vient par ailleurs d’annoncer le lancement d’un projet Class40 avec l’entreprise normande Legallais, avec un bateau neuf à la clé. Autant de raisons pour échanger avec lui avant son départ pour Itajai.
► Commençons par The Ocean Race, peux-tu nous expliquer en quoi consiste ton rôle au sein de l’équipe Holcim PRB ?
Je suis en charge l’électronique et des pilotes ainsi que de l’analyse de performances, en plus d’être navigant remplaçant. Pendant les étapes, je suis en veille permanente pour suivre tous les problèmes qui peuvent arriver à bord sur la partie électronique/pilotes et pour regarder ce qui se passe sportivement sur l’eau, parce que l’objectif est d’arriver à constituer un mode d’emploi du bateau. Comme tout ce qui se passe à bord est enregistré, on récupère toutes les infos à l’escale et on essaie de comprendre dans quelles conditions il marche bien ou moins bien, on regarde aussi comment les autres utilisent leur bateau pour avoir des pistes de réflexion, on compare les perfs… Tout ça nous permet de préparer le débriefing de l’étape avec l’équipe, on se focalise ensuite sur la suivante, notamment sur la météo, avec Jean-Yves Bernot et Corentin Douguet.
► Holcim PRB a remporté les deux premières étapes et est à la lutte avec Malizia pour la victoire sur la troisième, es-tu surpris de ces résultats ?
Oui et non. Au départ, on ne savait pas trop comment se situer par rapport à la concurrence, tout le monde faisait de 11th Hour le grand favori, du fait de leur avance en termes de préparation. Après, on savait très bien tout le travail qu’on avait entrepris de notre côté depuis la mise à l’eau du bateau. Donc ce n’est pas un hasard de se retrouver bien placé, notamment parce qu’on a eu peu d’avaries majeures, les équipes qui s’en sortent en ce moment sont celles qui ont le moins de problèmes. On voit aussi que le bateau a un potentiel très élevé, il n’est jamais en déficit par rapport aux autres et a de gros points forts, c’est aussi dû à l’équipage que Kevin a su constituer autour de lui, qui ne fait pas beaucoup d’erreurs.
► Les bateaux de dernière génération ont-ils selon toi franchi une étape en termes de performances ?
Oui, les vitesses moyennes sont énormes, le record des 24 heures a été explosé de 60 milles ! On est certes en équipage, avec toujours deux personnes dans le cockpit à régler le bateau et à changer de voiles rapidement, mais on voit que les nouveaux Imoca sont capables d’aller vite et sans trop casser sur des périodes relativement longues, c’est super intéressant. Ce qui est sûr, c’est que cette course est une mine d’or pour apprendre pour la suite, un gros bond en avant sportif et technique pour un skipper qui prépare le Vendée Globe.
“Je m’éclate dans cette mission”
► Comment vois-tu la fin de l’étape avec ce duel entre Holcim PRB et Malizia ?
On est sur une arrivée dimanche matin avec encore de gros pièges à négocier, notamment une nouvelle dépression bien creuse à gérer vendredi. Ce n’est pas facile de trouver le chemin, ils doivent bien se casser la tête à bord. C’est peut-être celui qui aura le moins de problèmes et donc qui sera capable de tirer sur le bateau dans les derniers milles qui va le mieux s’en sortir.
► N’es-tu pas frustré de ne pas être à bord ?
Comme mon métier est avant tout d’être sur l’eau, ça donne forcément envie, mais ce sera le cas sur une prochaine étape et cette casquette de responsable de la performance me plaît bien. Je l’ai développée depuis 2015, d’abord aux côtés de Jean-Pierre Dick en Imoca, puis avec Dongfenfg sur la Volvo, je n’ai pas arrêté depuis. J’apprends beaucoup avec l’équipe Holcim PRB, je m’éclate dans cette mission.
► Tu as aussi fait pas mal de coaching l’an dernier, est-ce une autre casquette que tu as souhaité développer ?
J’ai toujours fait un peu d’accompagnement de propriétaires, parce que j’aime bien le côté transmission. Et c’est vrai que l’année dernière, après la fin de mon projet Figaro, j’ai fait énormément de choses : analyse de performances pour Isabelle Joschke en Imoca et en Class40 pour Martin Le Pape, Corentin Douguet et Yoann Richomme. Je me suis aussi occupé de leurs entraînements pour le pôle de Port-la-Forêt avec un accompagnement météo jusqu’au départ du Rhum. J’ai également coaché les Class40 et les IRC du groupe Orlabay à La Trinité-sur-Mer, mais aussi des IRC en individuel. Cette année, ça va cependant être différent car la majorité de mon temps va être consacrée à mon projet Class40.
“Un Lift V2 ++”
► Comment est-il né ?
J’ai rencontré Pierre [Casenave-Péré, le précédent skipper du Class40 Legallais, fils du PDG de l’entreprise normande, NDLR] quand il préparait la Transat Jacques Vabre 2021, on a beaucoup échangé à l’arrivée, puis au retour. L’an dernier, comme j’avais du temps à consacrer à d’autres projets, on a décidé de faire la Normandy Channel Race ensemble avec l’objectif que je l’accompagne pour préparer la Route du Rhum. Rapidement, il m’a dit qu’il comptait arrêter la course fin 2022 pour se consacrer à un métier plus conventionnel et il m’a proposé de prendre sa suite à partir de 2023. J’ai travaillé sur un budget, avec la construction d’un bateau neuf, qui a été validé par Legallais au départ de la Normandy Channel Race. On a signé fin mai avec le chantier Grand Large Composite, le bateau sera ensuite fini chez V1D2, ça donne un projet 100% normand.
► Pourquoi le choix d’un Lift V2 signé Lombard ?
D’abord, il n’y avait pas énormément de moules disponibles pour construire un bateau rapidement. Ensuite, on voulait un design sur lequel on pourrait faire pas mal de modifications, pas un scow livré clés en main, sans choix possibles. Enfin, comme j’avais beaucoup accompagné Corentin et Yoann [qui ont couru sur un Lift en 2022, NDLR], je connaissais bien les points forts et les points faibles du bateau. On est donc partis sur la base de Paprec Arkéa, mais on a fait beaucoup de changements : on aura une étrave et des appendices différents, un plan de pont réfléchi autrement, une ergonomie et une répartition des masses différentes, on est vraiment sur un Lift V2 ++. On a eu la possibilité d’avoir une réflexion poussée avec les architectes pour garder les points forts du bateau, très puissant au près et au reaching, et gommer ses points faibles, à savoir le passage dans la mer formée.
“Un projet de performance”
► Qui sera ton co-skipper cette année ?
On ne l’a pas encore annoncé, mais c’est quelqu’un qui a déjà un certain vécu en Class40, une solide expérience du large et du solitaire, avec lequel j’ai l’habitude de travailler… On va faire toute l’année ensemble, la Normandy Channel Race, Les Sables-Horta et la Jacques Vabre. Comme notre bateau sera livré à la fin de l’été, on loue d’abord un Mach 5 à Alexandre Le Gallais [sans lien avec la société Legallais, NDLR], qui l’a fait construire pour naviguer dessus à partir de 2024. On le lui rendra mi-juillet, il le louera pour la Jacques Vabre à Nicolas Groleau, du chantier JPS, et Erwan Le Méné.
► L’objectif sur la Jacques Vabre, c’est la gagne ?
Oui, c’est l’objectif affiché, c’est un projet de performance. J’ai déjà fait deux saisons en Class40, à chaque fois, ça m’a réussi, puisque j’ai gagné la Jacques Vabre en 2013 avec Seb Rogues et fait deuxième en 2019 avec Sam Goodchild. J’ai toujours eu de bonnes ondes sur ce circuit, j’espère que ça va perdurer. On verra dès la Normandy Channel Race l’étendue de la concurrence, de plus en plus redoutable, avec beaucoup de projets solides, de jolis bateaux et des marins d’expérience qui arrivent notamment du Figaro.
► Est-ce un projet de long terme et te projettes-tu déjà plus loin ?
On n’a pas parlé de date limite avec mon partenaire, mais oui, on s’inscrit sur le long terme. Le circuit Class40 me plaît beaucoup, il n’y a pas beaucoup de classes de large qui peuvent se vanter de présenter 55 bateaux au départ de la Route du Rhum, c’est juste extraordinaire ! La classe est super dynamique, techniquement très intéressante, le programme sportif est varié, c’est une grosse satisfaction pour moi d’arriver avec un partenaire ambitieux et motivé, je ne pouvais pas rêver mieux. Quant à la suite, c’est impossible de l’imaginer aujourd’hui, ce ne serait pas cohérent d’en parler alors qu’on en est au tout début de notre histoire, avec un bateau qui n’a pas encore touché l’eau.
Photo : Jean-Marie Liot / Alea