Sails of change

Le Trophée Jules Verne est-il encore accessible ?

Si le Gitana Team prolonge son stand-by de quelques jours, l’équipe Spindrift Racing a annoncé mercredi qu’elle renonçait à s’attaquer au Trophée Jules Verne après quatre mois de vaine attente. Jamais le record du tour du monde en équipage, détenu par Francis Joyon depuis 2017, n’avait tenu aussi longtemps. L’exploit d’Idec Sport et la difficulté à trouver un enchaînement météorologique favorable l’expliquent notamment. 

La fin du stand-by a été annoncée mercredi par l’équipe Spindrift Racing, qui a renoncé à lancer Sails of Change, mené par Yann Guichard, à l’assaut du tour du monde. Celui du Maxi Edmond de Rothschild (Charles Caudrelier) se poursuit, même si le temps presse, dans la mesure où le Jules Verne ne peut plus être tenté une fois l’été austral fini, les conditions dans les mers du Sud devenant alors trop virulentes. “On prolonge pour l’instant et on se donne toutes les chances d’y aller, même si l’Atlantique Nord n’est toujours pas bon”, confirme à Tip & Shaft Cyril Dardashti, directeur général du Gitana Team.

Pourtant, un constat s’impose : une fois de plus, cet hiver 2022-2023 n’a pas été favorable à un départ sur le Trophée Jules Verne. L’équipage de Sails of Change y a cru, réuni à Brest à deux reprises, avec des fenêtres météo possibles les 14 et 26 janvier, qui se sont finalement refermées. On a vraiment hésité à partir, on a regardé la météo jusqu’au bout, les bottes étaient déjà mises, la décision de ne pas partir est plus difficile à prendre que celle de partir”, nous confie Yann Guichard.

Ces deux fenêtres ont également été envisagées par Charles Caudrelier et ses cinq équipiers qui, le 12 février, en ont même vu une autre, puisque le Maxi Edmond de Rothschild s’est élancé, avant de faire demi-tour une poignée d’heures plus tard, la faute à une avarie survenue sur un élément de sa génératrice.

 

“Francis a placé la barre très haut”

 

Un hiver sans record du tour du monde en équipage battu, ce n’est pas une nouveauté : voilà désormais six ans qu’Idec Sport (Francis Joyon) le détient en 40 jours, 23 heures et 30 minutes, ce qui en fait le plus long détenteur de l’histoire du Trophée Jules Verne – le précédent temps de référence du Maxi Banque Populaire V (Loïck Peyron) datait de janvier 2012 (45 jours et 13 heures). Depuis 2017, six tentatives ont eu lieu, en comptant celles de Spindrift 2 qui a démâté avant le passage de la ligne en janvier 2018 et du Maxi Edmond de Rothschild cette année. Aucune n’a dépassé la mi-parcours, la plus longue étant à mettre au crédit de Sodebo Ultim 3 qui a jeté l’éponge au 17e jour, en décembre 2020.

Comment expliquer que ce record devienne presque inaccessible ? “La probabilité de le battre est de plus en plus faible, d’abord parce que Francis a placé la barre très haut”, explique tout simplement le météorologue Christian Dumard. “Ce qui a changé, c’est que Francis (Joyon) et Loïck (Peyron) allaient chercher des records à 47 jours et que c’est beaucoup plus difficile de viser 40 jours, poursuit Benjamin Schwartz, navigateur à bord de Sails of Change.

Autres éléments qui entrent en ligne de compte, la quasi-certitude de ne pas pouvoir bénéficier de conditions aussi idéales que celles rencontrées par Idec Sport dans l’océan Indien – “Il a navigué plus de 5 jours à 37 nœuds”, précise Cyril Dardashti – mais aussi la présence d’icebergs qui dérivent plus au nord dans les mers du sud. Une situation qui “oblige à rallonger la route”, dixit Yann Guichard, et qui “varie beaucoup d’une année à l’autre”, précise Jean-Yves Bernot, le routeur de l’ex Spindrift 2.

 

“Réussir la rampe de lancement” 

 

Idec Sport avait passé Bonne-Espérance en 12 jours et 19 heures ; Sails of Change espérait un temps “sous la barre des 12 jours” (Yann Guichard) ; le Gitana Team vise “au moins 24 heures d’avance” (Cyril Dardashti). Ce n’est ni exceptionnel, ni irréaliste, ni aberrant, soutient Benjamin Schwartz qui rappelle que le Maxi Edmond de Rothschild, lors de sa tentative 2021, a fait mieux qu’Idec Sport (11 jours 9 heures 53 minutes). “Il faut réussir cette rampe de lancement, cet enchaînement entre l’Atlantique Nord et Sud, sinon tu n’as presque aucune chance de battre le record’” rappelle de son côté Charles Caudrelier à Tip & Shaft. On ne peut quasiment gagner du temps que dans la descente de l’Atlantique, poursuit Yann Guichard. Si on a du retard au bout de 10 jours, on ne pourra jamais le battre après. Et la probabilité de faire un bon temps à Bonne-Espérance est très faible.”

Les ingrédients pour y parvenir ? Un anticyclone de Sainte-Hélène bien positionné et la naissance d’une dépression au large du Brésil devant laquelle se placer pour filer vers l’Afrique du Sud. Des conditions qui, visiblement, n’ont pas été réunies ces derniers mois. L’Atlantique Nord était bizarre cette année, décrypte Jean-Yves Bernot. L’alizé était faible, mal installé et on a rarement eu des conditions favorables pour être rapide jusqu’à l’équateur.” Christian Dumard ajoute : “Même si des études sont actuellement réalisées en la matière, on ne peut pas incriminer un changement de la météo ces dernières années. En revanche, comme les modèles prévisionnistes vont de plus en plus loin, la fenêtre recherchée est plus longue.” Et ce dernier de s’interroger : “Quand on a trop d’infos météos sur le long terme, on finit par ne plus partir. Peut-être que les équipes sont trop gourmandes et pas assez joueuses.”

 

“Nous avons raison de ne pas partir”

 

Les équipes engagées manqueraient-elles d’audace ? “S’élancer pour un record est par essence audacieux, répond Cyril Dardashti. C’est normal de s’appuyer sur les avancées en matière de prévision qui nous offrent une visibilité accrue.” Et le directeur général du Gitana Team de comparer avec le record de l’Atlantique Nord, détenu depuis 2009 par le Maxi Banque Populaire V (Pascal Bidégorry) en 3 jours, 15 heures et 25 minutes, en 2009) : “Personne ne s’y colle parce qu’il faudrait une fenêtre de folie.””

Nous ne sommes pas frileux. La réalité, c’est que nous avons eu raison de ne pas partir”, se défend de son côté Benjamin Schwartz, tandis que Philippe Legros, en charge du routage de Sodebo Ultim 3 (qui ne s’est pas attaqué au Jules Verne cet hiver), ajoute : “Peut-être qu’il faudrait faire plusieurs tentatives, s’autoriser à partir quitte à faire demi-tour au bout de deux ou trois jours pour accrocher des systèmes météos. On devrait se poser la question, malgré le risque de casse et le temps que ça implique.” Cette question, Yann Guichard reconnaît se l’être posée : Nous avons hésité à partir quitte à faire demi-tour, mais le problème, c’est que ça te mobilise pendant 10 à 15 jours et que ça peut te faire rater une fenêtre.”

Financièrement, un long stand-by a aussi un coût financier. Chez Spindrift Racing, chaque équipier bénéficie d’un retainer’ (un acompte) afin de rester mobilisé à 100% pour le team. “On est payés parce qu’on est mobilisables en permanence, c’est comme une astreinte 24h sur 24 pendant 4 mois”, confirme Benjamin Schwartz. “Tout le monde doit être opérationnel dans les 48 heures, ajoute Cyril Dardashti. Et si la rémunération n’équivaut pas à celle en mer, les équipes sont bien entendu payées.”

Ce qui ne suffit pas à compenser la frustration en cas de non-départ. “Quand tu vois le temps, les moyens humains et financiers investis, mais aussi notre motivation à tous – parce qu’on est avant tout des compétiteurs – c’est toujours une douche froide de ne pas partir ”, reconnaît Benjamin Schwartz. “Ça fait dix ans qu’on se bat pour ce record, ajoute Yann Guichard. On vit des moments durs, on passe par toutes les émotions, mais on sait que si on y arrive un jour, quand on reverra tous les efforts et le travail accompli jusque-là, le plaisir sera encore plus grand.” 

 

Photo : Pierre Bouras / Spindrift 

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