Quatre Ultims s’élancent samedi de Lorient pour les 24H Ultim, course en solitaire d’environ 500 milles, qui sert de répétition générale à un peu plus d’un mois du départ de la Route du Rhum-Destination Guadeloupe. Parmi ces partants, Banque Populaire XI, dont le skipper Armel Le Cléac’h a pris le temps de répondre aux questions de Tip & Shaft.
► Cette course Ultim répond-elle à un besoin que vous avez exprimé de vous confronter une dernière fois avant la Route du Rhum ?
Oui, j’avais échangé l’hiver dernier avec Jean-Marie Corteville du Défi Azimut pour essayer de remettre en place un Azimut Ultim comme l’année dernière, c’était compliqué pour lui, donc j’ai un peu tendu la perche à Emmanuel Bachellerie et Mathieu Sarrot à l’arrivée de la Finistère Atlantique [qu’ils avaient organisée avec leur société Ultim Saling, NDLR], ils m’ont dit que ça les intéressait, et voilà ! Cette épreuve tombe bien, c’est le dernier rendez-vous au cours duquel on peut se mettre en configuration course, avec un timing à respecter pour être au départ, un parcours, une météo à gérer, le tout en solitaire [en faux solo, Sébastien Josse et Pierre-Emmanuel Hérissé seront à bord pour assurer la veille, NDLR]. Les conditions annoncées ont l’air plutôt engagées avec sans doute du près dans du vent fort dans les premières heures, ça peut ressembler à un départ de Rhum. Ça va nous mettre dans une ambiance d’automne, c’est bien faire cette répétition maintenant, parce qu’on sait très bien qu’on va tous être à quai plus de dix jours à Saint-Malo, on va perdre un peu nos habitudes de navigation et souvent, le départ peut piquer. Et comme cette Route du Rhum va être un sprint, il faudra être d’entrée dans le match, il n’y aura pas de round d’observation possible.
► Peux-tu nous raconter comment tu t’es préparé pour cette Route du Rhum ?
Il y a eu deux grandes phases : d’abord une de validation de toutes les modifications qu’on a faites l’hiver dernier, avec un aller-retour en Guadeloupe, en faux solo à l’aller, en équipage au retour jusqu’aux Açores, puis en solitaire pour ma qualif. Ensuite, une deuxième phase de confrontation, avec la Finistère Atlantique en équipage [Banque Populaire XI a terminé deuxième derrière le Maxi Edmond de Rothschild, NDLR] et des navigations en faux solo au large de Lorient avec Charles (Caudrelier) et Thomas (Coville). Au final, on aura réussi à faire l’ensemble du programme qu’on souhaitait, ce qui n’est jamais évident sur ces bateaux. En tout, depuis sa mise à l’eau l’an dernier, on ne doit pas être loin des 40 000 milles cumulés.
► En quoi le bateau a-t-il évolué depuis l’année dernière ?
On a travaillé sur beaucoup de détails liés à l’aéro et aux appendices sous l’eau qui sont les deux éléments clés de la performance. On a installé une nouvelle dérive avant la Finistère Atlantique qui nous apporte satisfaction, on a progressé en qualité de vol et en performances intrinsèques, on l’a vu lors de la confrontation avec Gitana sur la Finistère Atlantique. On a aussi beaucoup fiabilisé et on en voit les résultats : aujourd’hui, quand on revient de navigation, les problèmes techniques sont de moins en moins présents.
“Un esprit de revanche”
► L’objectif sur vos bateaux est d’atteindre des vitesses moyennes élevées, peux-tu nous en dire plus sur celles que tu vises en solo sur Banque Populaire XI ?
Idéalement, on cherche à faire 800-850 milles en 24 heures, donc de l’ordre de 35 nœuds de moyenne. On sait qu’on est capables de les atteindre, on sait aussi faire des pointes à 45-50 nœuds, même si ce n’est pas forcément l’objectif. Car finalement, l’exercice du solitaire, c’est de savoir à quel potentiel tu vas être capable de mener ton bateau. En moyenne, ça oscille entre 80 et 100% selon les conditions, si on atteint 90-95%, c’est bien, mais ça peut être moins si les conditions sont difficiles. Il y a quatre ans, avant que le bateau ne casse, j’étais plus à 50-60% parce que les vagues étaient trop grosses.
► As-tu complètement évacué ce qui t’est arrivé en 2018 ?
C’est derrière moi pour tout ce qui est confiance dans le bateau. « BP IX » était un bateau sur lequel on n’avait pas pu naviguer autant qu’on l’aurait voulu car on avait subi un chavirage quelques mois avant, ça avait été une course contre la montre pour être au départ. C’était aussi un bateau plus volage, ça rajoutait à la complexité de le mener en solitaire. Aujourd’hui, on a un bateau bien plus marin, beaucoup plus stable grâce aux grands foils de 12 mètres d’envergure, et en termes de structure, on a beaucoup renforcé le bras avant, on n’a pas de doute sur ce point, ça ajoute forcément de la confiance. Je n’ai donc pas d’appréhension sur le bateau, je parlerais plus d’esprit de revanche par rapport à ce qui s’est passé, c’est comme ça que je veux utiliser cette expérience.
► La Route du Rhum qui manque encore à ton palmarès, c’est comme les JO, tous les quatre ans, te dis-tu que c’est l’année ou jamais pour la gagner ?
Oui, bien sûr, ça reste un objectif très important, comme le Vendée Globe l’a été dans ma carrière. J’ai la chance d’être de nouveau au départ dans la catégorie reine sur un bateau qui peut gagner, donc je vais tout donner pour y arriver. Des opportunités comme ça, je n’en n’aurai pas quinze dans ma vie, donc bien sûr que je veux la médaille d’or ! Je suis prêt à m’attaquer à ce monument de la voile qui m’a fait rêver quand j’étais gamin. La Route du Rhum, c’est la première course que j’ai suivie : on était allé voir les bateaux à Saint-Malo sur l’édition 1986, je me souviens du catamaran Royale de Loïc Caradec qui était le bateau le plus impressionnant, avec son grand mât aile, et malheureusement de sa disparition qui avait touché beaucoup de gens. C’est une course qui m’a beaucoup marqué, jeune, mais aussi au cours de ma carrière. Les deux dernières éditions ont été très dures à vivre : 2014, je passe la main à Loïck Peyron [il s’était blessé à une main, NDLR], quatre ans après, je me retrouve dans un bateau de pêche deux jours après le départ. Ça reste deux moments très difficiles que j’ai envie d’effacer cette année.
“Le Rhum est une étape clé”
► Un mot sur tes concurrents ?
Sur les huit au départ, on est six à jouer le podium, je dirais que tout le monde a sa chance. Après, s’il faut citer un favori, c’est Gitana, ça reste le bateau référent, avec Charles qui est un excellent marin et le maîtrise parfaitement. Mais les autres sont aussi capables de gagner la Route du Rhum, en dehors de Gitana, je ne sors personne du lot. On a bien vu il y a quatre ans que le dénouement a été bien différent des scénarios envisagés.
► Parmi ces concurrents, il y a François Gabart, comment as-tu vécu toute l’affaire qui a opposé la classe Ultim 32/23 à son équipe et as-tu des regrets sur la façon dont ça s’est passé ?
Oui, on a bien sûr des regrets, on aurait tous aimé que cette histoire soit terminée depuis longtemps. Ça a traîné, il y a eu des retournements de situation, je regrette surtout que François n’a jamais voulu changer sa position. Aujourd’hui, il a une dérogation pour la Route du Rhum, le sport reprend sa place, mais l’histoire n’est pas terminée car il va falloir régler cette histoire sur laquelle on n’est toujours pas d’accord. Après, c’est sûr que ce n’est pas une communication positive pour l’ensemble des parties concernées, les gens ont du mal à comprendre cette situation, je comprends qu’ils critiquent telle ou telle position, on est en démocratie, mais on a aussi le devoir d’être exemplaires dans notre manière de travailler avec les règles écrites.
► Si François gagne le Route du Rhum, tu lui serreras la main ?
(Rires). Je ne sais pas, on verra, je n’ai pas encore décidé ! J’espère que j’arriverai avant lui, comme ça la question ne se posera pas !
► Quelle sera la suite du programme en 2023 ?
On va faire Lorient-Les Bermudes-Lorient en équipage, ensuite, sans doute le Fastnet, puis on préparera le tour du monde en solitaire (l’Arkea Ultim Challenge Brest) qui nous tient tous à cœur. Ce sera une montagne encore plus haute que le Vendée Globe, boucler le tour du monde en moins de 50 jours en solitaire en Ultim, c’est une marche nettement au-dessus.
► Dans cette perspective, as-tu le sentiment que la classe Ultim 32/23 joue gros sur cette Route du Rhum 2022 ?
Oui, je pense qu’on doit prouver des choses auprès du grand public et du monde de la voile, c’est une étape clé, on en est conscients. On ne va pas y penser au départ, mais on a tous envie qu’il y ait un maximum de bateaux à l’arrivée, ça permettrait d’effacer une partie de ce qui s’est passé en 2018 et de montrer que tout ce qu’on a fait depuis quatre ans a servi.
Photo : Vincent Curutchet – BPCE