Idec fête cette année les vingt ans de son partenariat avec Francis Joyon, qui défendra à partir du 6 novembre son titre en Ultim sur la Route du Rhum-Destination Guadeloupe pour sa huitième participation. Un partenariat atypique, à l’image du skipper, mais aussi du patron du groupe Idec, Patrice Lafargue, qui a accepté de répondre aux questions de Tip & Shaft.
► Vous souvenez-vous de la première fois dont vous avez entendu parler de Francis Joyon ?
Oui, ça remonte à 2002, comme nous avions pas mal d’activités dans la région, nous avions été invités par le président du conseil général du département d’Eure-et-Loir, qui sponsorisait Francis, à participer à l’effort commun pour l’aider à disputer la Route du Rhum 2002. La fameuse édition où, comme d’autres, le bateau a terminé sur le toit. Après la course, Francis, que je n’avais jamais rencontré jusque-là, était venu nous raconter son naufrage et sa dérive jusqu’au Portugal, c’est là que j’ai découvert le personnage, je me suis dit que j’étais en face d’une vedette, d’un inconscient complet.
► Et comment cela s’est-il poursuivi ?
Comme il avait ensuite l’intention de s’attaquer au record du tour du monde, il était venu présenter le projet à l’ensemble des partenaires qui l’avaient suivi sur le Rhum. Tout le monde trouvait ça génial, le seul problème, c’est qu’il n’avait plus de bateau ! Donc tous ont vite baissé les bras et au bout d’une heure de présentation, il s’est retrouvé tout seul. Je l’ai rencontré à la fin de séance, je me suis présenté, on a discuté sur le trottoir, je lui ai dit que son histoire me paraissait folle, mais comme j’aime bien les fous, j’ai voulu en savoir plus. Je suis allé le voir à La Trinité, on a commencé à se renifler et il a trouvé une solution en rachetant l’ancien bateau de Kersauson (l’ex Poulain), que j’ai payé en trois fois. Il me l’a peint en rouge au rouleau au ponton, on n’avait pas l’argent pour le sortir de l’eau ! Si bien que le jour où il est parti, j’avais un peu honte, car quand le bateau a commencé à se soulever, il était tout jaune en dessous ! Mais ça ne l’a pas empêché de battre le record (72 jours 22h 52m début 2004). C’était incroyable pour nous, on était une toute jeune (créée en 2000) et petite société, on se retrouvait tout d’un coup avec la lumière médiatique sur nous. Je ne m’attendais vraiment pas à ça.
“Avec Francis, on se remarie
tous les ans depuis 2002”
► Vous êtes-vous alors dit que c’était le départ d’une grande aventure de vingt ans ?
Non, pas du tout ! A aucun moment, depuis, je me suis dit qu’on était partis pour dix ou vingt ans. On a toujours fonctionné par à-coups, sans trop de réflexion, je n’ai d’ailleurs jamais cherché à quantifier les retombées de ce sponsoring. Avec Francis, on se remarie tous les ans depuis 2002. C’est un partenariat d’amitié avec un marin qui, sur un vieux bateau, non seulement bat ce premier record en 2004, mais emmanche dans la foulée tous les autres, le trimaran finissant par mourir sur les cailloux après son record de l’Atlantique. Là, on ne pouvait pas laisser Francis assis sur un rocher, il me dit alors que si on fait un nouveau bateau, il peut améliorer son record du tour du monde, on a dit oui tout de suite et il l’a fait (57 jours 13h 34m en 2008) ! Ce partenariat colle bien avec l’histoire du groupe : on est partis petits, mais on a commencé, à un moment, à s’attaquer à des projets plus ambitieux en battant des concurrents plus gros que nous, comme Francis qui, avec un bateau de 22 ans d’âge, était capable de battre des projets plus structurés. Ce que j’ai toujours apprécié chez lui, c’est son côté hors système, sa façon d’être nous correspond bien.
► Un côté hors système qui fait que vous n’avez pas souhaité vous inscrire dans la durée dans le collectif puis la classe Ultim, pourquoi ?
Parce qu’on a des vues différentes sur un certain nombre de choses, on n’a pas envie d’adhérer à une classe qui ne répond pas à nos attentes. Je n’ai pas envie de rentrer dans les détails, je regrette juste que cette classe ne parvienne pas à attirer plus de bateaux. Le plateau est beau aujourd’hui, mais il reste très limité, je suis convaincu qu’il y a des marins dans le monde entier qui pourraient nous rejoindre. Maintenant, je ne suis qu’un petit Poucet dans cet environnement et si on a quitté cette organisation, on l’a fait sans claquer la porte.
► Que vous inspire “l’affaire Gabart vs la classe” ?
Je n’ai pas trop envie d’en parler, mais je n’ai pas trouvé très heureuse la démarche de la classe Ultim, le projet de François ne méritait pas cette opposition. S’il n’avait pas été autorisé à participer, je me serais d’ailleurs réservé le droit de ne pas aligner le bateau au départ.
“L’arrivée du Rhum en 2018,
le plus beau moment sportif que j’ai vécu”
► Même si vous n’avez jamais mesuré les retombées, pensez-vous que ce partenariat a apporté beaucoup à Idec ? Et combien ça vous coûte annuellement ?
C’est un peu d’argent, mais je n’ai jamais trop voulu communiquer là-dessus. Pour les retombées, je constate juste que quand on a commencé, on était moins que rien, aujourd’hui, on est 550 personnes en France pour un chiffre d’affaires cette année de 580 millions d’euros, avec une croissance à deux chiffres quasiment tous les ans. Pour moi, Francis a participé à cette croissance, c’est évident. Et il faut souligner qu’il fait quand même beaucoup de représentation, on emmène des amis et des clients sur le bateau, ce n’est pas un grand communicant mais une fois qu’il est à la barre, les gens adorent, parce qu’il sait parler de son métier de façon incroyable.
► Il n’aime en effet guère communiquer, ce qui n’est pas forcément facile pour un sponsor…
Oui, je reconnais que parfois, ça me tend un peu, ça m’est arrivé d’être un peu en colère en me disant qu’il aurait pu faire le service minimum, mais ça fait partie du personnage, soit on l’accepte, soit on ne l’accepte pas. Moi, je l’accepte depuis 20 ans.
► Francis va défendre son titre sur la Route du Rhum-Destination Guadeloupe, comment avez-vous vécu sa victoire il y a quatre ans ?
C’est le plus beau moment sportif que j’ai vécu. J’avais la chance d’être à ses côtés dans un zodiac, c’était un vrai final de cinéma. Francis méritait tellement de gagner une fois la Route du Rhum, le faire dans ces conditions, c’était juste énorme !
“Un nouveau skipper ?
Aujourd’hui, ça m’embêterait”
► Le pensez-vous capable de remettre ça cette année ?
Oui, bien sûr, mais les autres aussi, c’est ça qui m’inquiète, on a quand même le bateau le plus faible en termes de performances. Après, si les conditions météo sont favorables à un bateau résistant et éprouvé, il aura toutes ses chances. Je sais qu’il y va en bagarreur, pas en touriste, et une fois de plus, il va dormir très peu. C’est toujours le même roc.
► Vous dites que vous rempilez à chaque fois d’une année sur l’autre, y aura-t-il un programme en 2023 et participerez-vous à l’Arkéa Utilm Challenge Brest, première course autour du monde en solitaire ?
On va s’impliquer l’année prochaine dans The Arch en mettant notamment notre bateau et Francis à disposition de l’organisation [Idec Sport sera le “voilier ambassadeur” de l’événement, NDLR]. Pour ce qui est du tour du monde, non, ça ne fait vraiment pas partie de notre programme, je n’ai pas très envie de relâcher Francis autour du monde sur ce bateau.
► Envisagez-vous un jour de changer de bateau ? D’en construire un autre ?
Oui, je serais assez c… pour ça ! Quand on a goûté à ces bateaux, à la catégorie reine, en tout cas pour moi, on n’a pas envie d’aller voir ailleurs. Le Vendée Globe, par exemple, ne m’a jamais tenté, aussi parce que Francis n’en a jamais eu le désir. Donc on ne s’interdit rien. L’envie est là, les moyens, on verra, en ce moment, on est quand même dans une situation contrastée. Et un nouveau bateau, c’est dans deux ans minimum, Francis aura alors atteint un âge (68 ans) auquel ce ne sera pas forcément raisonnable de le lancer sur un bateau à foils. Ça veut dire quoi ? Un nouveau skipper ? Aujourd’hui, ça m’embêterait. A moins d’en trouver un qui ait un certain état d’esprit, avec lequel j’aurais envie de passer du temps…
Photo : Jean-Louis Carli / Alea