Yannick Bestaven a remporté jeudi le Vendée Globe, troisième sur la ligne derrière Charlie Dalin et Louis Burton, mais déclaré vainqueur après avoir bénéficié de 10 heures et 15 minutes de réparation. Alors que les neuf premiers sont arrivés, Tip & Shaft tire les premiers enseignements de cette neuvième édition, entouré de skippers (François Gabart, Sébastien Josse, Pascal Bidégorry, Paul Meilhat, Roland Jourdain), du président de la classe Imoca, Antoine Mermod, de l’architecte Quentin Lucet (VPLP) et de Christian Dumard, le consultant météo de la course.
Ce Vendée Globe, qui aura couronné le vainqueur le plus âgé de l’histoire (48 ans), restera comme une édition atypique à bien des égards. En premier lieu, parce que, Covid oblige, départ et arrivées ont eu lieu à huis clos. Mais absence de public ne signifie pas absence de sentiments et les rares privilégiés – médias, teams, partenaires et proches – qui ont eu la chance de se voir ouvrir les portes du village en ont été quittes pour de belles émotions en accueillant les marins.
Il fallait voir dans la nuit noire, Armel le Cléac’h, le tenant du titre, photographier Apivia avec son smartphone lorsque la vedette transportant les journalistes est arrivée à la rencontre de Charlie Dalin, pour mesurer combien une arrivée de Vendée Globe reste un moment unique, même pour un professionnel du large.
Autre ancien vainqueur, François Gabart confiera plus tard à Tip & Shaft : “Le Vendée, tu as beau lui enlever du public, la magie opère à chaque fois. Il n’y avait certes pas les dizaines de milliers de personnes auxquelles on était habitué, mais on a vu de belles images, des sourires, des émotions, tout ce qu’on aime sur une course qui reste une source d’émerveillement.”
Sébastien Josse, trois participations au compteur, consultant météo cette année, ajoute : “Il y a eu beaucoup d’émotions, notamment avec les familles ; le fait qu’il n’y ait pas eu de public a permis de mettre davantage en avant cette intimité, sans doute parce qu’il y avait moins le regard des autres.”
Atypique, ce Vendée Globe l’est également pour son faible taux d’abandon : 24,2% pour l’instant, contre 44,8% en moyenne. Atypique également par une météo particulière qui n’a jamais permis aux hommes de tête de creuser l’écart. “Pour concevoir Apivia, on avait particulièrement étudié les conditions de la descente de l’Atlantique, car, historiquement, ceux qui arrivaient les premiers dans le Sud [c’était son cas, NDLR] pouvaient partir avec un système météo d’avance et leurs poursuivants ne les revoyaient plus, a commenté Charlie Dalin en conférence de presse. Manque de pot, ça n’est jamais arrivé.”Christian Dumard confirme : “L’enchaînement pour les premiers a été particulier. Si Apivia ou d’autres avaient réussi à passer devant la grosse dépression que Charlie a eue dans l’océan Indien, ils auraient pu enchaîner derrière comme les participants de Virtual Regatta et arriver en 69 jours. À douze heures près, ils seraient là depuis plus d’une semaine et on parlerait aujourd’hui des gros progrès des foilers par rapport à la dernière fois…”
Cette météo particulière a accouché d’un scénario qui aura tenu en haleine les suiveurs pendant 80 jours, avec, à l’arrivée, le plus petit écart de l’épreuve entre un vainqueur et son dauphin (2h31). Du jamais vu encore, avec huit bateaux sur la ligne en un peu plus de 16 heures, dont deux à dérives et quatre foilers de génération 2016. Ce qui a permis de révéler des profils peu connus du grand public, de mettre en avant des manières différentes de préparer un Vendée Globe performant et de montrer qu’un gros budget ne suffit pas forcément pour gagner.
Ce qui a particulièrement interpellé Paul Meilhat : “J’aime beaucoup le côté rustique, faire beaucoup avec peu, ce sont des valeurs fortes que je défends depuis longtemps. Je suis hyper content que ça arrive sur ce Vendée Globe, comme sur la Route du Rhum avec Francis Joyon”. Et le vainqueur de cette même Route du Rhum en Imoca d’ajouter : “J’adore aussi qu’il y ait dix manières différentes pour arriver à un résultat. On l’a bien vu dans le final, entre un Charlie Dalin qui fait des trajectoires magnifiques dans le golfe de Gascogne et le côté un peu plus bourrin au bord du cadre de Yannick.”Pour la première fois depuis Christophe Auguin en 1997, la victoire échappe à un skipper du pôle Finistère course au large de Port-la-Forêt. Ce qui fait dire à l’un de ses membres, Sébastien Josse : “Tout ne se passe pas à Port-la-Forêt ! Les outsiders n’arrivent pas de nulle part : ils ont couru en Mini et en Class40, ce sont aussi des écoles de la course au large.” Roland Jourdain complète : “On n’est pas dans une monoculture, il y a un panaché de solutions pour arriver à l’objectif, c’est un super beau message.”
Et l’ancien skipper de Véolia, trois participations dans les bottes, d’ajouter : “Sur ce Vendée Globe, on n’a pas battu les records de vitesse, et pourtant, on n’a jamais eu un aussi beau spectacle. A-t-on absolument besoin de pousser le bouchon pour aller plus vite, alors que cela a des conséquences d’ordre financier, technique ou environnemental ? C’est peut-être l’occasion d’oser regarder les choses différemment.” Plus offensif sur ces questions, Jean Le Cam a mis les pieds dans le plat lors de sa conférence de presse jeudi soir : “Les valeurs essentielles qu’il faut défendre, c’est l’accessibilité du Vendée Globe aux PME et donner de l’espoir aux jeunes. Là, on est dans un truc de malade (…) Quand tu vois que certains font une troisième paire de foils, à 500 000 euros la paire, c’est le prix de mon bateau (…) Et à l’arrivée, les bateaux à foils ne m’ont pas mis 24 heures.”
Reste que les 6 premiers bateaux aux Sables d’Olonne sont tous des foilers, même si 3 des 8 nouveaux bateaux ont abandonné : “On touche du doigt un truc nouveau, on découvre encore nos bateaux, je suis convaincu que c’est l’avenir”, a commenté Thomas Ruyant, finalement sixième au jeu des réparations. Juste avant lui, Yannick Bestaven, pourtant vainqueur sur un bateau de génération 2016, avait résumé : “Les foils, tu ne peux pas les utiliser tout le temps. Mais dans l’Indien, quand j’ai eu une mer rangée, si j’avais eu des grands foils, je serais revenu plus vite sur Thomas, donc avoir des grands foils, c’est la solution.““Il y a une vraie rupture technologique entre la génération 2016, avec des bateaux à dérives auxquels on a mis des foils, et les vrais foilers de la génération 2020, encore jeunes, capables de « semi-voler », estime quant à lui Antoine Mermod. La plupart ont été mis à l’eau été 2019 et on a perdu la moitié du temps de navigation prévu cette année à cause du Covid, ça fait beaucoup.”
Sébastien Josse partage l’analyse du président de la classe Imoca : “La révolution technologique n’est pas à remettre en question, mais le rétroplanning des projets est de plus en plus court alors que les bateaux sont de plus en plus techniques. Il a notamment manqué dans la préparation la Transat anglaise, qui est pour moi un juge de paix sur la fiabilité, parce que tu te retrouves face aux éléments pendant 7 jours.”
Pascal Bidégorry donne une piste de réflexion : “Il va falloir revoir les formes de carène que je trouve un peu trop tendues. Les bateaux sont super rapides au reaching, mais au portant VMG, tu es sous l’eau constamment, un coup à 30 nœuds, un coup à 15 nœuds, ce n’est pas humain et c’est dangereux parce que tu peux te faire mal et casser du matériel.” Sébastien Josse ajoute : “La taille des foils, reste une interrogation ; ils offrent des gains considérables au près bon plein, au vent de travers et au reaching abattu, mais au vent arrière dans de la mer, comme ils ne sont pas à 100% rétractables, ils deviennent un handicap.”
Quentin Lucet, qui a travaillé sur trois des huit nouveaux foilers – Charal, Hugo Boss et DMG Mori – abonde : “On a peut-être été trop loin sur la taille des foils, c’est une question qu’il ne faut pas avoir honte de se poser. J’ai cependant une frustration de ne pas avoir vu Hugo Boss lancé avec ses foils dans l’océan Indien, parce que je pense qu’il avait un concept et un potentiel différent sur ces allures.” L’intéressé reconnaît cependant que les architectes vont devoir revoir leur logiciel à l’aune de ce Vendée Globe : “Ce qui est sûr, c’est qu’il faut aborder la conception d’un nouveau bateau d’une façon un peu plus subtile, en mettant davantage l’homme au centre qu’avant, mais aussi en prenant plus en compte tous les modes dégradés.”
Pour éviter de tirer des conclusions hâtives, François Gabart en appelle à l’histoire : “La dernière et seule fois où un bateau neuf n’a pas remporté le Vendée Globe, c’était en 2004. Dans la foulée, 18 bateaux neufs ont été construits ! Il y a une forme de déception par rapport à ce qu’on imaginait des performances de la dernière génération d’Imoca, mais ça ne veut pas dire que dans quatre ans, les foilers ne mettront pas 60 jours…”