Dernier-né de la flotte Imoca, Corum L’Epargne, qui sera skippé sur le prochain Vendée Globe par Nicolas Troussel, aurait dû être mis à l’eau le 21 mars à Port-la-Forêt, lancement reporté pour cause de pandémie de coronavirus. Avant l’annonce par le président de la République Emmanuel Macron des mesures de confinement, Tip & Shaft s’était entretenu avec Michel Desjoyeaux, qui, avec sa société Mer Agitée, a été maître d’œuvre de la construction du plan Juan Kouyoumdjian.
Nicolas Troussel disait dans une interview accordée au Télégramme que “avoir Juan Kouyoumdjian comme architecte et Michel Desjoyeaux en tant que maître d’œuvre, c’est juste dingue”, ce projet Corum L’Epargne était-il juste dingue ?
Je remercie Nicolas de ses bons mots, c’est sûr que c’était une belle opportunité de travailler tous ensemble. Avec Juan, cela faisait un bout de temps qu’on se tournait autour, on avait commencé à bosser ensemble avec Iker Martinez et Xabi Fernandez pour faire un Imoca après la Barcelona World Race qu’ils avaient courue sur un de mes anciens bateaux [l’ex Foncia, vainqueur du Vendée Globe 2008, aujourd’hui dans les mains de Jean Le Cam, NDLR], le projet ne s’était finalement pas fait. Et c’est vrai que ce projet a été particulier car faire ce bateau que je savais original était un joli challenge pour Mer Agitée. C’était pour moi l’occasion de mettre tout ce que j’avais appris sur mes cinq précédents Imoca au service du bateau d’un autre, sans non plus y laisser toutes mes tripes, n’étant pas le skipper. En même temps, Corum est sans doute le bateau sur lequel je me suis le plus investi.
Pourquoi dis-tu ça ?
Contrairement aux précédents bateaux, sur lesquels nous étions pilote général et intégrateur des systèmes, sur ce projet, nous avons en plus été assembleur du bateau, ça change tout. On a fabriqué peu de pièces, mais c’est nous qui avons fait toutes les coutures, ce qui, d’habitude, est du ressort des chantiers de construction mais n’a pas été possible pour Corum à cause d’une pénurie de place dans les chantiers dans le créneau qui était demandé. Si bien que j’avais proposé à Nicolas et son équipe qu’on aille un peu plus loin et qu’on fasse l’assemblage. Ce qui ne me faisait pas peur, car on ne l’avait certes pas expérimenté sur un Imoca, mais on l’avait déjà fait pour notre catamaran Z, assemblé chez nous sur le même schéma. Donc on savait comment procéder. Tout ça pour dire qu’on en a fait beaucoup plus et depuis plusieurs mois, je suis tous les jours sur le chantier avec souvent les mains dans la colle.
Cette pénurie de chantiers, dont nous parlions dans notre dernier numéro à propos des Class40, pourrait-elle t’amener à transformer Mer Agitée en chantier à part entière et donc à t’équiper en conséquence ?
Oui et non. Oui, si c’est pour faire l’équivalent de ce qu’on a fait sur ce projet avec Corum, à savoir de la couture et de l’assemblage à partir des grandes pièces fabriquées dans des chantiers disposant de grands fours, d’autoclaves, de machines à draper et à découper. Non, parce qu’il faut se contenter à mon avis de bien faire ce que l’on sait faire et ne pas vouloir prendre le boulot des autres. De gros investissements sont faits de l’autre côté de la rue chez nous et à Lorient (CDK), ainsi qu’à Vannes (Multiplast), chacun son métier.
Pourrais-tu faire des Class40 ?
L’avantage des Class40, c’est que ce ne sont pas les mises en œuvre dont je viens de parler, donc effectivement, on serait capables de répondre à de la demande, d’autant plus qu’on a une jolie surface de travail.
Revenons à Corum, tu as été présent dans la phase de conception, quelle est ta patte sur ce bateau ?
Elle est un peu partout et nulle part, c’est le bateau de Nicolas Troussel, pas celui de Michel Desjoyeaux, qu’on ne s’y trompe pas. Mais c’est plus particulièrement sur la partie accastillage et ergonomie, on a su trouver des solutions pour faire un cockpit qui, je pense, sera fonctionnel en navigation.
Tu parlais au début de notre entretien de bateau « original », je t’ai aussi entendu dire qu’il serait « comme une fusée », peux-tu nous en dire plus ?
En tout cas, je n’ai pas encore vu de bateau dans cette philosophie-là. Il n’y a pas de révolution, mais au ponton, il va dénoter un petit peu.
Au niveau du roof surtout ?
Oui, la principale variation est là par rapport aux bateaux de cette génération. Il n’y a plus vraiment de roof, c’est ce qui fait l’originalité de ce bateau-là. Mais on ne l’a pas fait comme ça pour qu’il soit original, l’objectif était qu’il passe les critères de jauge [notamment le redressement numérique à 180 degrés, NDLR] d’une façon un peu différente des autres. C’est-à-dire, soit tu cherches à baisser le centre de gravité de tout et tu fais un bateau très bas sur l’eau, mais du coup très instable aux grands angles car tu as peu de volume dans les hauts, soit au contraire, tu montes les volumes et du coup, tu arrives à gagner pas mal de poids en bas de la quille. Pour compléter l’explication : avant l’apparition des foils, plus tu mettais du poids en bas de la quille, plus tu avais un bateau raide à la toile, donc plus tu pouvais torcher de la toile et aller vite. Avec les foils, la stabilité transversale du bateau n’est plus majoritairement obtenue par la quille, mais par le foil, donc ça ne sert plus à rien d’avoir une quille lourde. Je te la fais simple, mais c’est un peu ça le raisonnement.
La classe va bientôt se pencher sur la future jauge, es-tu partisan des plans porteurs sur les safrans, réclamés par certains ?
Tu prêches un convaincu. A partir du moment où tu acceptes les foils, donc de voler, pour être stable, il faut trois pieds. Tu peux en avoir deux quand tu as une régulation permanente de la puissance, ce qu’ils ont sur les AC75, parce qu’ils ont du monde pour tourner les manivelles et donc réguler le transversal, mais sur un programme solitaire, ça me paraît indispensable d’avoir un troisième pied sur le tabouret. On n’a pas voulu le faire sous prétexte que ça coûte cher, mais aujourd’hui, sur les foilers, tu te retrouves avec un mât monotype plus assez costaud pour tenir les foils qui t’oblige à mettre monstre d’instrumentations pour le contrôler et ne pas casser, tu te rends compte que finalement, ça coûte plus cher que si on avait autorisé les plans porteurs dès le début. Donc quand on se rend compte que le processus de restriction n’est pas vertueux, il faut rouvrir le débat.
Quel regard portes-tu sur la nouvelle génération de foilers ?
Ce qu’on voit, c’est que les foils sont de plus en plus grands. Nous, les foils déployés, on doit être à 13 mètres de large, soit 2 de plus que les bouts d’outriggers, ça situe bien le bazar et ne simplifie pas la logistique du bateau dans un port. Après, j’ai hâte de voir les V2 de foils, notamment celle de Charal, est-ce c’est lui qui va aller vers les autres ou est-ce que ce sera le contraire, sachant que jusqu’ici, c’est lui qui a quand même montré les plus belles vitesses avec des compromis très intéressants ? Malheureusement, on n’a pas pu voir beaucoup Alex Thomson sur la Transat Jacques Vabre alors que c’était le seul à avoir des foils courbes. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a des compromis à trouver entre un bateau fait pour du VMG et un bateau plus polyvalent, je crois qu’on aura la réponse du meilleur choix après le Vendée, et pas avant.
Si tu devais prendre le départ du Vendée Globe, quel choix aurais-tu fait ?
Je pense que j’aurais fait des foils courbes. Pas parce qu’Alex Thomson les a, mais parce que ce sont les seuls qui permettent d’être suffisamment rétractés pour pouvoir lever le pied dans le sud, en tout cas tenir des hautes cadences sans être obligé d’être debout sur la portière à fond la caisse. Là, je me demande comment certains vont faire dans les mers du sud quand ils vont vouloir ne pas trop accélérer. Je n’arrive pas trop à me projeter sur la façon dont les foilers capables de voler vont se comporter dans de la mer vraiment forte. Après, tu vas me dire que s’ils arrivent à aller suffisamment vite dans 15-20 nœuds, 25 max, ils pourront rester à l’avant des dépressions et donc au portant sur de la mer relativement praticable, mais je ne sais pas trop bien. Et à un moment, la différence va commencer à se faire sur les hommes.
Armel Le Cléac’h a mis 74 jours pour boucler son tour du monde lors du précédent Vendée Globe, combien peuvent en mettre les nouveaux foilers ?
Un bateau de la nouvelle génération qui finit le Vendée sans encombre, il sera en-dessous des 68 jours. Mais il faut finir sans encombre…
Pour finir, si je te demande de te mouiller et de me donner le futur vainqueur du Vendée Globe ?
Je vais être gentil, je vais dire un bateau noir…
Photo : Eloi Stichelbaut / Corum L’Epargne
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