Un organisateur droit dans ses bottes
Avec trois grosses dépressions qui se sont abattues sur le Golfe de Gascogne sans répit entre elles, la flotte de la Route du Rhum-Destination Guadeloupe n’est pas sortie indemne des cinq premiers jours de course, entre chavirage (Armel Le Cléac’h), trois démâtages, avaries de pilote automatique et d’aériens, et voiles déchirées. Fallait-il dans ces conditions donner le départ dimanche dernier ?Le débat ne semble guère avoir eu lieu chez les spécialistes en mer comme à terre, un peu peu plus, naturellement, dans les médias généralistes. “Nous avons hésité à anticiper le départ de 24 heures, mais cela aurait été plus compliqué parce qu’on les aurait envoyés encore plus dans l’ouest et ça n’aurait pas été possible pour eux de s’abriter. Et si on avait reporté, on serait toujours à Saint-Malo, pour encore deux-trois jours au moins”, répond Mathieu Sarrot, directeur de l’événement chez OC Sport Pen Duick, qui organise la course.
Jacques Caraës, le directeur de course précise : “Nous avions de super conditions de départ, il ne fallait pas louper cette opportunité, parce que ce n’était pas évident de faire partir les bateaux de Saint-Malo et de les faire démancher dans de bonnes conditions. Je pense donc au contraire que c’était une bonne chose de lancer le départ. Et beaucoup de skippers, après la sortie de Manche, ont agi en bons marins en allant s’abriter”.
L’édition 2014 plus cruelle
Et Jacques Caraës, chiffres à l’appui, d’ajouter : “Dans l’ensemble, nous n’avons pas explosé les records de problèmes techniques. L’édition 2014 était beaucoup plus cruelle. Guillaume Evrard [qui fait partie de la direction de course, NDLR] a d’ailleurs dressé une liste comparative entre l’édition 2014 et l’actuelle : il y a quatre ans, 72 heures après le départ, il y avait 12 abandons, 32 incidents matériels et 8 interventions de CROSS. Cette année après trois jours, on était à 5 abandons [officieusement, ils sont 11 ce vendredi, certains marins comme Armel Le Cléac’h ou Isabelle Joschke n’ayant pas encore signifié leur abandon à la direction de course, NDLR], 28 incidents matériels et 2 interventions CROSS. Par contre, on est à 60 bateaux en escale technique ou pour s’abriter, mais qui sont tous encore en course”.
Ce qui, reconnaît Mathieu Sarrot, “n’est pas très lisible pour le grand public puisque quand le premier aura mis le pied à terre sur le ponton Pointe-à-Pitre, le dernier sera peut-être encore à Brest, Camaret ou Roscoff”. Un éparpillement qui a également poussé l’organisateur à décaler de cinq jours la date de la fermeture de ligne du 2 au 7 décembre. Reste à savoir qui, particulièrement pour les solitaires arrêtés en Bretagne, repartira vraiment avec la fenêtre qui s’ouvre dimanche matin.
Les Ultimes en question
Etrave du flotteur arrachée sur 8 mètres pour Edmond de Rothschild, chavirage après rupture d’un flotteur pour Banque Populaire IX, problème de carénage de bras pour Sodebo, la flotte engagée en catégorie Ultime est celle qui – même si Thomas Coville a fait part jeudi de son intention d’essayer de repartir -, déplore en proportion le plus d’abandons. Il est bien sûr aujourd’hui bien trop tôt pour tirer des conclusions, comme l’a indiqué Vincent Lauriot-Prévost à nos confrères de Ouest-France, mais les questions se posent forcément sur la capacité de ces trimarans de plus de 30 mètres à sortir indemnes de telles conditions. “C’est certain que les essais sur ces bateaux au printemps et cet été ont surtout été faits sur de la mer plate, c’est peut-être la première fois qu’ils ont été sollicités dans une mer de 4-5 mètres à grande vitesse en compétition. Après, il faut laisser les experts revenir là-dessus”, note Jacques Caraës.
Avant le départ, nous avions demandé à Patricia Brochard, co-présidente de Sodebo et une des chevilles ouvrières de la classe 32/23, si l’issue de cette Route du Rhum pouvait avoir des conséquences sur l’avenir de la classe, elle avait répondu : “Il y a une part d’inconnu liée au sport mécanique qu’est la voile. A chaque fois que des révolutions technologiques interviennent, on passe par plusieurs phases : les études, l’exploitation et le développement ; il n’y a aucune raison qu’on ne vive pas ces différentes phases dans notre classe”. Ce que Michel Desjoyeaux résume parfaitement dans Ouest-France : “En un ou deux ans, ces bateaux ont accéléré de 20 à 30 %. C’est comme si vous aviez une Formule 1 déjà au top, que vous rajoutiez un turbo en plus, et que vous passiez sur les mêmes ralentisseurs. La voiture, forcément, peut casser.” “Ce qui tient à 30 noeuds ne tient plus à 40“, ajoute, pragmatique un responsable technique.
Avec probablement un bateau en moins la saison prochaine, puisque, s’il est récupéré, Banque Populaire IX passera de très longs mois en chantier, le programme 2019 avec Lorient-Les Bermudes-Lorient en mai puis Brest Oceans en décembre peut-il être remis en cause ? “Nous sommes tristes pour Armel et les skippers victimes d’avaries, mais il n’y a pas d’inquiétude à ce stade”, répond Christophe Baudry, directeur de Lorient Grand Large, qui organise la première. De son côté, Emmanuel Bachellerie, à la fois délégué général de la classe et directeur général de la société organisatrice de Brest Oceans nous a fait savoir par SMS avant de s’envoler pour la Guadeloupe qu’il “est trop tôt pour envisager le moindre commentaire ou tirer une conclusion quelconque du déroulé du Rhum”.
Dans les équipes d’Ultims que nous avons jointes en fin de semaine, on ne cache pas que les réflexions partent tous azimuts, au moins pour Brest Oceans : report (mais à quand ?), passage à une édition en équipage, les scenarii s’échafaudent, sachant que l’organisation a prévu de prendre la parole au salon nautique de Paris. De fait, certains estiment que la saison 2019 arrive beaucoup trop vite, entre bateaux abîmés en réparation (Gitana, Banque Populaire), mise à l’eau d’un bateau neuf (Sodebo), prise en main d’une nouvelle machine (Actual), sans parler de celles qui ont annoncé ne pas courir Brest Oceans avant de préciser réfléchir après le Rhum (Idec Sport).
De belles bagarres sur l’eau
Si environ la moitié de la flotte est neutralisée ce vendredi (62 sur 123 d’après notre comptage, entre abandons, escales techniques et skippers à l’abri), la régate continue avec encore pas mal d’incertitudes en tête.
En Ultime, François Gabart, avec 165 milles d’avance sur Francis Joyon vendredi, semble parti pour réussir le doublé, quatre ans après sa victoire en Imoca. Membre de la cellule de routage de Jean-Yves Bernot, qui s’occupe justement de Macif, Julien Villion, s’il reste prudent, estime que le Charentais a fait le plus dur : “Jeudi, il a exploité les petites variations locales, ce qui lui a permis de se recaler devant Idec et de sécuriser sa position. Maintenant, c’est plus confortable, parce qu’il n’y a pas 10 000 options pour aller en Guadeloupe”. Reste que le – faible – delta de performances entre Macif et Idec Sport interroge : sur le papier, le trimaran de François Gabart est normalement bien supérieur à la machine de Francis Joyon.
Du côté des Imoca, la première semaine a donné lieu à une belle bataille stratégique avec un Alex Thomson qui a joué sa partition seul à l’ouest. “Le coup d’aller au nord du DST, c’était brillant, il a été le seul à le faire. A chaque fois, il arrive à trouver des trajectoires et à aller à fond avec confiance et talent, parce que ça a payé”, commente le président de la classe Imoca, Antoine Mermod. Reste que la partie est loin d’être jouée, puisque si Boris Herrmann, dans une trajectoire très au nord, tente un coup de poker, Paul Meilhat et Vincent Riou restent dans le coup derrière Thomson, le skipper de PRB, avec un bateau à foils, n’ayant pas réussi à faire la différence sur celui de SMA, ce qui ne manque pas, là aussi, d’interroger. Une avarie de foils ? “Il n’a pas communiqué mais sa décélération en milieu de semaine est caractéristique d’un problème technique, on peut imaginer qu’un foil est abîmé et qu’il ne peut pas tirer parti au maximum de son bateau”, répond Jacques Caraës, tandis qu’Antoine Mermod tempère : “D’abord, Paul a une maîtrise de sa machine exceptionnelle, ensuite, est-ce que Vincent n’en a pas profité pour aller se reposer et investir sur l’avenir ?” Un avenir que le président de la classe Imoca voit favorable à PRB s’il est à 100% : “Je pense que les foils auront un avantage, surtout ceux de PRB, je ne suis pas sûr que ceux de Hugo Boss soient aussi performants dans de la descente sous spi “.
En Multi50, la journée de vendredi a été marquée par les arrêts programmés aux Açores de Thibaut Vauchel-Camus (rail de grand-voile arraché) et d’Erwan Le Roux (pilote automatique), ce qui semble laisser la voie libre à Armel Tripon qui, d’entrée, a opté pour une route sud plus coûteuse en milles mais qui lui a permis d’épargner davantage son Multi50. Une trajectoire que Julien Villion, qui route Erwan Le Roux, aurait bien lui aussi choisie si le skipper de FenêtréA-Mix Buffet n’avait pas été contraint de faire une escale technique d’entrée de jeu à Roscoff : “Le retard accumulé au départ ne nous permettait pas de descendre vers l’Espagne pour nous abriter avant le coup de vent, c’était devenu impossible de faire la route prévue”.
Enfin en Class40, Yoann Richomme est indiscutablement le patron de la flotte après cinq jours, le skipper du plan Lombard Veedol-AIC, mis à l’eau en juin dernier, ayant fait les bons choix de route et imprimé un rythme élevé dans des conditions de reaching favorables à son Lift. “C’est dingue, il va 2 nœuds plus vite à cette allure, il a un avion de chasse”, notait vendredi matin Kito de Pavant, tandis que Halvard Mabire, en escale en Bretagne conclut : “Richomme, Sharp et Chappellier devant, c’est logique, ce ne sont que des costauds sur de très bons bateaux”. Mais la course est encore longue, le premier Class40 étant attendu vers le 20 novembre en Guadeloupe.